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ACLIS 74

Le corps comme objet de soin

 

Spinoza « L’âme est l’idée du corps ». L’Ethique 1677

INTRODUCTION

Lorsque Pierre nous a proposé de nous pencher sur cette question, « que veut dire prendre soin de soi en psychanalyse ? »,  c’est spontanément du côté du corps que je me suis interrogée.

L’expression « prendre soin de soi » occupe aujourd’hui une place importante dans le discours. Combien de fois ai-je entendu ou utilisé moi-même cette expression « prends soin de toi ». Aussi, qu’est-ce que veut dire « prendre soin de soi » dans notre société ?

C’est une notion très ancienne qui se trouve actualisée, revisitée et qui a pris, semble-t-il, de nouvelles formes.

Dans une société où l’image est prépondérante, nous pourrions être enclins à penser que parce que nous soignons et cultivons notre corps, à travers le maintien et l’apparence, cela supposerait que nous prenions soin de nous en tant que sujets.

Or, à l’ère du jeunisme et des technosciences, le corps du sujet en question est devenu une préoccupation centrale. Mais de quel corps s’agit-il ? Pourrait-on parler d’un corps dont la dimension inconsciente serait mise hors circuit ?

Je vous propose d’aborder cette question du corps comme objet de soins à travers sa dimension historique. Puis nous nous intéresserons à l’approche psychanalytique du corps en tant que corps-sujet pour ensuite envisager la lecture que l’on peut en faire du côté de la santé et de l’esthétique à travers les notions de corps objet et de corps outil.

Notre propos a pour volonté de soutenir que  « prendre soin de soi », comme nous l’a explicité Pierre, doit nécessairement en passer par l’autre contrairement à ce vers quoi la société nous engage.

Il ne s’agit pas pour nous de critiquer la société  mais  de nous intéresser à ses effets au un par un, c’est-à-dire, à partir de l’usage qu’en fait chaque sujet.

1 –  Historique du soin et du corps…

Le mot soin possède deux racines : l’une songne vient du latin médiéval sunnia et du francique sunnja et signifie « nécessité, besoin » ; l’autre soign qui vient du latin tardif sonium signifie « souci, chagrin »[1].

Le verbe soignersignifiait « fournir quelque chose à quelqu’un, fréquenter des marchés pour se procurer des marchandises », mais aussi « s’occuper de, tenir propre les bêtes et les enfants ». L’acte de soigner référait donc au corps dans ses aspects matériels, voire contraignants. Ce n’est qu’au XVIIème siècle que le verbe soigner s’est spécialisé avec la valeur actuelle de « s’occuper de la santé ou du bien-être de quelqu’un ».

Cette perception du corps comme objet de soins repose sur un arrière-fond culturel qui a marqué durablement nos sociétés occidentales. Dans certaines sociétés dites «traditionnelles », l’homme forme une unité corps / esprit englobée à son tour dans un tout qui la dépasse. Chez les Canaques par exemple, l’humain est un élément faisant partie intégrante de la nature : la maladie est le symptôme d’un désordre davantage social qu’individuel. Dès lors, l’action sur le corps seul est vouée à l'inefficacité.

A l’inverse, notre culture soignante repose sur l’idée d’une séparation du corps et de l’esprit. En ce sens, la médecine n'a fait que concrétiser un thème récurrent remontant à la tradition de Socrate et de Platon.

Le christianisme a fait sienne cette séparation entre corps et esprit. Le corps de l'homme est entaché par le péché originel. Toute l'expérience corporelle se trouve marquée du sceau de la culpabilité. Seule une ascèse rigoureuse autorise le salut. La maladie s'impose alors simultanément comme un châtiment et comme une voie vers la rédemption par la souffrance.

Descartes considérait l'esprit comme un principe immatériel totalement distinct du corps. Celui-ci est relégué au rang de machine, certes sophistiquée, mais qui en fin de compte ne diffère pas vraiment des créations humaines : "Comme une horloge composée de roues et de contrepoids, je considère le corps de l'homme" (dans Les Méditations, Méditation sixième). Ce qui fait être un humain, c'est son esprit ; cette « substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui pour être n'a besoin d'aucun lieu ni d'aucune chose matérielle ». (dans le Discours de la méthode). C’est donc l’esprit qui fournit le critère de la vérité quand le corps est trompeur.

Les médecins vont peu à peu pousser la logique du "corps-machine" à son terme. L'homme est appréhendé de façon strictement matérialiste. 

Le règne de la biologie se dessine donc dès le XVIIIème siècle. La méthode expérimentale décompose les fonctions vitales, les explicite. Le corps est donc fragmenté, découpé en une multitude de recherches… A partir de 1789, la révolution anatomo-clinique fait des médecins les souverains des hôpitaux : les patients servent de matière à leurs recherches, de support à leurs leçons.

Le mouvement est enclenché : la médecine moderne telle qu’elle émerge à la fin du XVIIIème siècle s’intéresse donc au seul corps. Dès lors, la part de relationnel dans la clinique s’efface au profit d’un modèle plus global de contrôle de corps anonymes et standardisés. Codifié, classifié, scruté, le corps se voit dénié le statut de siège de l'intimité individuelle.

Il s’opère deux évolutions fondamentales :

D’abord, le champ médical est marqué par une spécialisation croissante. Le nombre de spécialistes ne cesse d’augmenter. Au nom d’une meilleure prise en charge du patient, on morcelle son corps et on confie chaque partie à un praticien différent.

Ensuite, la médecine devient un « art médiatisé » dans le sens où elle requiert de plus en plus fréquemment à un intermédiaire technique pour observer et soigner le corps. La radiographie, le scanner, l'IRM ont introduit un degré de finesse supplémentaire dans la maîtrise du corps. Cette technologique en progression permanente va permettre de le considérer comme un champ d'investigations sans limites : la cytologie mais surtout la génétique, qui s'immisce au cœur du vivant, participent de cette conception du corps-objet.

Simultanément tant les avancées de la pharmacologie que celles de la chirurgie ou de la greffe alimentent le fantasme d'une chair promise à l'immortalité par les avancées de la technique médicale.

L’imagerie médicale et les examens biologiques remplacent la clinique, les données chiffrées supplantent le corps qui ressent, qui souffre, qui aime, … bref le corps-sujet. La technique opère donc un effet de mise à distance par rapport au corps-sujet.

2 –  Qu’est-ce que ce corps-sujet ?  

Le corps qui intéresse la psychanalyse n’est donc pas notre organisme, corps ausculté et soigné par la médecine. Certes le corps obéit aux lois de la matière et de la vie, il est soumis à une maturation puis à un vieillissement qui sont programmés biologiquement. Mais le corps qui nous intéresse est notre corps tel que nous l’aimons ou le rejetons, tel qu’il est inscrit dans notre histoire, tel qu’il est impliqué dans l’échange affectif, sensuel et inconscient avec l’autre. Le corps comme nous le fantasmons, c’est-à-dire, comme nous l’imaginons.

C’est à partir de son corps et du contact avec celui de l’autre que le nourrisson va progressivement se découvrir et se former comme sujet. Le contact corps à corps est donc fondamental pour le sujet en devenir. 

Freud (1923) donne une définition du moi qui relie directement l’instance organisationnelle du psychisme au corps.  Il écrit «  Le moi est avant tout un moi corporel ; il n’est pas seulement un être de surface, mais il est lui-même la projection d’une surface »[2]. Un moi corporel non pas parce qu’il est fait de chair mais qu’il est fait de la représentation de la chair. 

En d’autres termes, on peut dire que le moi est l’idée intime que nous nous forgeons de notre corps, c’est-à-dire, la représentation mentale de nos ressentis corporels, représentation changeante et influencée sans cesse par notre image dans le miroir. Un jour je me crois faible parce que j’ai mal au dos, un autre, je me crois forte parce que mon corps ne me préoccupe plus, et le lendemain, je me sens vieille après avoir découvert mes premiers cheveux blancs dans la glace.

L’image du corps correspond aux représentations que le sujet se fait de son propre corps. Elle est donc propre à chaque sujet et fonction de son histoire personnelle.  Lacan, dans son premier enseignement (1938-1953) annonce que pour faire un corps, il faut un organisme vivant et une image et il introduit la notion de stade du miroir (1949) pour décrire la période pendant laquelle l’enfant se dote d’une représentation de son corps.

L’expérience du stade du miroir est, selon Jacques Lacan un moment très important dans le développement psychique de l’enfant. Ce développement est indissociable de la prise en compte de 2 images  du corps. Celle de son corps d’enfant actuel, dépendant, dépourvu de coordination, morcelé  et celle d’un corps unifié, à venir, que l’enfant anticipe dans le miroir et dans lequel s’inscrit le regard de la mère. Celle-ci doit soutenir cette reconnaissance et la joie de l’enfant qui se découvre : « oui c’est bien toi…. Mon fils/fille ». Elle donne une place à l’enfant et lui permet de se constituer une identité singulière. Aussi, l’image de soi est reçue de l’autre. Cette image est selon Lacan  constituante plutôt que constituée.

Donc, dès les premiers contacts physiques et psychiques avec la mère, et se poursuivant, par un effet de miroir tout au long des expériences avec autrui, la subjectivité demeure ancrée dans le corps jusqu’à la mort. C’est une construction symbolique. Il est parlé, il s’inscrit dans les rites et les traditions. Le corps « signifie », il est notre identité.

Une fois ces présupposés théoriques posés, nous pouvons nous intéresser à ce qui se joue lorsque nous avons affaire à la médecine contemporaine qui induit une nouvelle représentation du corps dans le social.

2 – Du corps-sujet au corps objet au corps outil : « un corps sans corps »

Du côté de la médecine

Comme nous l’avons évoqué plus haut, nous avons de plus en plus affaire à une médecine qui s’adresse à un corps-objet du fait de l’imagerie médicale, des analyses biologiques, en somme des indicateurs de plus en plus éloignés des éléments concrets et spécifiques à chaque sujet.  Tout ceci génère autant d'efficacité curative que d'angoisse.

Nous avons tous été confronté à ce sentiment d’étrangeté lorsqu’un médecin s’adresse à vous ou lorsque vous arrivez aux urgences et que l’on vous parle de votre scanner qui est normal ou de votre échographie qui appelle à procéder à un autre examen, puis un autre… On ne s’adresse plus à vous mais à votre corps.

Dans ces paroles le corps est désigné par ce qui le révèle, il laisse la place à la technique. Le vocabulaire médical difficile d’accès au patient permet de faire de notre corps un objet extérieur.

Même si l’évolution des techniques est à considérer comme un plus, elle implique que la prise en charge de la souffrance psychique produite par la maladie est de fait, moins importante dans cette relation médecin – malade. Au quotidien, la solitude produite par la rotation des équipes, la mise à distance de la souffrance, le temps très court imparti aux soins les plus élémentaires confortent un peu plus le sentiment d'être dépouillé de son humanité alors que le malade est un sujet, sujet qui éprouve, rêve et exprime « une maladie ».

Et ce d’autant plus massivement qu’une menace de mort se profile,  par exemple pour des personnes en fin de vie ou celles atteintes d’un cancer. Leurs corps leur sont « expropriés » comme l’écrit Roland Gori. « Exproprier pour mieux  conformer le corps au terrain sur lequel la maladie doit être combattue »[3]. A l’hôpital ou à domicile, le corps du malade doit être disponible au soignant.

La maladie fait traumatisme, traumatisme qui réactive et ne vient pas s’inscrire sur une feuille blanche, vierge de tout passé, c’est-à-dire, en fonction et à partir de l’histoire singulière du sujet. Dans l’optique psychanalytique, le sujet se construit au travers de nombreux traumatismes, dont le premier, lié à la perte de la toute puissance narcissique est fondateur dans l’accès à sa subjectivité. Cette impuissance originelle qui nécessite qu’un Autre prenne soin de lui dont nous a parlé Pierre.

Aussi comment se figurer les effets sur le sujet de l’annonce d’un cancer ou d’une altération irréversible du corps ? La maladie, le handicap apparaissent comme une véritable effraction du réel, une rencontre avec quelque chose de non symbolisable, de non représentable qui fait vaciller son identité. Il y a une sorte de télescopage entre le corps imaginaire et le corps réel qui amène le sujet à ressentir un sentiment d’inquiétante étrangeté.

A l’annonce d’une maladie chez l’adulte, il peut y avoir une régression à ce corps morcelé du stade du miroir. Et on peut faire l’hypothèse que l’imagerie médicale donne elle aussi une image morcelée du corps que le sujet ne peut se représenté.

Pour aller plus loin encore, on voit apparaître une troisième conception du corps : ni corps-objet ni corps-sujet mais corps-outil. Vous imaginez là que la subjectivité n'en est que plus évacuée. Autrui peut devenir un outil au service de notre bien-être psychologique, pour exemple les mères porteuses au profit de couples stériles souhaitant avoir un enfant….

Mais aussi un instrument employé pour restaurer notre propre corps ou celui d'un tiers : l'utilisation des cellules souches, les greffes ou bien encore la conception de "bébés-médicaments" …

Et peu à peu s’immisce l’idée que la génétique puisse être utilisée afin de sélectionner certaines caractéristiques physiques de l’enfant à naître.

Alors que le discours médical est celui de la guérison « il faut vous soigner », « il faut garder le moral », « n’y pensez pas », autant de formules qui vont dans le sens de la guérison et du bien-être à tout prix ; notre position est d’entendre ces affects restés en souffrance où le vrai est plus important que le bien.

Il nous faut entendre le patient de là où il parle même s’il ne parle pas beaucoup. Il peut alors émettre sa vérité à lui, son « roman de la maladie » en se détachant de la vérité objective et rationnelle du discours médical.

Je n’en n’oublie pas les soignants même si mon propos est du côté du patient. Les soignants sont eux aussi pris dans ce dictat du soin à tout prix. Ils évoluent, symbolisent et subjectivent tout ce qui leur arrivent lorsqu’ils soignent. Il ne peut pas ne pas y avoir au mieux, conflit, ou au pire, déni.

Du côté de l’esthétique et du bien être

Le souci esthétique est devenu aujourd'hui pour de plus en plus d'hommes et de femmes un moyen de transformer leurs modes d'existence, leurs façons de se soigner, d'agir et d'intervenir sur eux-mêmes.

L’image du corps dominante véhiculée dans le discours médiatique élude la vieillesse et la dégradation physique et renforce implicitement l’impression de disposer d’une enveloppe physique facilement réparable. L’exemple le plus frappant en est certainement l’engouement croissant pour la chirurgie esthétique.

Cette nouvelle religion du corps semble procurer à l'individu un mode de constitution inédit. Elle a engagé le sujet dans une logique de l'apparence où la surface lisse de la peau et le volume des muscles font loi.

La chirurgie esthétique est un acte qui touche l’organisme (le registre réel du corps) dans un premier temps et l’image (le registre imaginaire du corps) dans un deuxième temps.

Dans ce culte du corps, le corps devient une reconstruction narcissique d’un sujet qui passe d’un idéal du moi (en tant que compromis entre exigences libidinales et exigences culturelles) à un moi idéal correspondant à l’état de toute puissance qui éloigne du champ de l’Autre. En d’autres termes, et pour reprendre les propos de Pierre, il recourt à l’illusion narcissique d’une autosuffisance et par là se berce de l’illusion de la complétude.

Ainsi on peut penser que le registre de l’image inconsciente du corps n’est pas touché dans la chirurgie esthétique. Cela peut être vérifié lorsqu’on entend l’insatisfaction des patientes opérées qui recommencent à plusieurs reprises. Parce que nul ne sait où va tomber son geste chirurgical, c’est-à-dire, les conséquences psychiques de l’intervention chirurgicale, qu’elle soit esthétique, réparatrice ou chirurgicale tout court.

Dans nos sociétés hypertrophiées de communication, le culte du corps est désormais compris comme le mode privilégié de fabrication imaginaire du soi pour chacun, coïncidant parfaitement avec l'idéologie montante du chacun pour soi. Le sujet veut être reconnu non plus pour ce qu'il est mais pour ce qu'il désire paraître.

 

CONCLUSION

Pour conclure, c’est  lorsque que le corps subit une attaque du réel que l’on entrevoit sa dimension subjective.  Elle nous rappelle que notre rapport au corps est davantage du registre de l’être que de l’avoir.  En d’autres termes, nous sommes notre corps plutôt que nous possédons notre corps ; un corps sujet  « non modifiable » parce qu’il est singulier, désirant et désiré, inscrit dans le rapport à l’autre. 

Le sujet contemporain se retrouve donc dans une situation paradoxale. Alors qu'il clame son droit à être considéré comme sujet de soins, il appréhende simultanément son corps comme un objet modelable au gré de ses humeurs et de la pression sociale qui s’exerce sur son image corporelle. Nous sommes entrés dans l’air du soin et de l’artifice.Je terminerai mon propos par cette phrase de Freud qui me semble faire sens à celui-ci : « c’est le premier devoir du vivant de supporter la douleur d’exister ».


Isabelle Guer

BIBLIOGRAPHIE

Roland Gori, Marie-José Del Volgo.  La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, Denoël, 2005 ; rééd.  Flammarion, coll. Champs, 2009

Françoise Dolto. L’image inconsciente du corps. Seuil, 1984

Christophe Dejours. Le corps, d’abord. Payot & Rivages, 2001

J. Gelis, Le corps, l’Eglise et le sacré, in G. VIGARELLO (dir.), Histoire du corps, t. I, Paris, Seuil, 2005

J-D Nasio. Mon corps et ses images. Payot  & Rivages, 2007

S. Freud (1923), Le moi et le ça, Essais de psychanalyse, Paris, Editions Payot & Rivages, 2001


[1] A. REY (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaire Le Robert, 1993. 

[2] S. Freud (1923), Le moi et le ça, Essais de psychanalyse, Paris, Editions Payot & Rivages, 2001

[3] Roland Gori, Marie-José Del Volgo.  La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, Denoël, 2005 ; rééd.  Flammarion, coll. Champs, 2009, p.94

 

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