Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
ACLIS 74
27 juin 2014

Jean Oury, ce secrétaire de l'aliéné

A Emile Gander, cadre-infirmier psychiatrique à l’E.P.S.M. de La Roche sur Foron, décédé en 2013…

 

Nous allons apparemment nous contenter de nous faire les secrétaires de l’aliéné. On emploie d’habitude cette expression pour en faire grief à l’impuissance des aliénistes. Eh bien, non seulement nous nous ferons ses secrétaires, mais nous prendrons ce qu’il nous raconte au pied de la lettre, ce qui jusqu’à ici a toujours été considéré comme la chose à éviter… (Jacques Lacan, séminaire III, les psychoses, 1955/1956)

 

Il y a ainsi des dizaines de milliers de schizophrènes qui ont parlé d’eux, du monde, et des autres, dans le silence le plus parfait, pendant des générations sur cette terre, dans notre monde occidental, et tout ce que le monde en savait, c’était ces quelques mots qui s’inscrivaient péremptoirement, solennellement à la sortie du laminoir asilaire, dans la poussière honorée des sociétés savantes : incohérence, absence de sens, paroles sans rien dire… (Roger Gentis, les murs de l’asile, 1970)

 

Pour comprendre quelqu’un, il faut savoir tout ce qui se passe autour… (Jean Oury, séminaire de la Borde, avril 2009)

 

Jean Oury est né en mars 1924. Il nous a quitté le 15 mai 2014, il avait 90 ans. Mort brutale, mais vraisemblable, compte tenu de son âge, mais jusqu’au bout il aura tenu le cap, à 90 ans, il était encore sur le pont, animant des stages et des séminaires, il était toujours là, à la clinique de la Borde, à l’écoute, et bienveillant. Jean Oury était psychiatre et psychanalyste, il fut le dernier témoin vivant d’une grande aventure, celle de la psychothérapie institutionnelle, inspirée par Tosquelles (1912-1994), alors médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Saint Alban, en Lozère. Retracer la généalogie de la psychothérapie institutionnelle dépasserait le cadre d’un article, il s’agit de l’histoire de plus de soixante ans de luttes contre l’enfermement, de désaliénation, de prise en compte du sujet psychotique, d’échanges et de croisements féconds avec la psychanalyse d’orientation lacanienne, avec la philosophie (Deleuze, Guattari), avec l’esprit de la Résistance.

La trajectoire de Jean Oury s’origine dans un paysage de résistance à l’institué normalisateur, et dans un passé marqué par le militantisme. Le Dr Oury a montré qu’il pouvait rester debout et vigilant jusqu’au bout de sa vie, de rester fidèle à ses convictions : c’est exemplaire.

Alors, quelle était la philosophie de la psychothérapie institutionnelle ? En quoi est-elle encore vivante en 2014, à contre-courant de l’idéologie managériale qui broie les sujets ?

Jean Oury était un pragmatique : si l’on veut soigner des sujets psychotiques accueillis en institution, ou pire, placés sous contrainte, il s’avérait nécessaire pour lui et avant tout de soigner l’institution elle-même. « Cela créait un terrain assez favorable pour une prise de conscience, non seulement individuelle mais collective, impliquant la nécessité de changer quelque chose. J’aime bien rappeler cette origine de la psychothérapie institutionnelle. On a souvent, en effet, trop tendance à se diluer dans des choses assez abstraites, soit disant théoriques, et de perdre en fin de compte l’essence de la question. On pourrait définir la psychothérapie institutionnelle, là où elle se développe, comme un ensemble de méthodes destinées à résister à tout ce qui est concentrationnaire (…) Tout entassement de gens, que ce soit des malades ou des enfants, dans n’importe quel lieu, développe, si on n’y prend pas garde, des structures oppressives » (interview 1981)

La prise en compte de l’environnement du « malade mental » fut au centre de la clinique de Jean Oury. On ne peut pas parler de lui sans évoquer le creuset d’initiatives instituantes en psychiatrie, que fut (et se perpétue) la clinique de la Borde (Loir et Cher), même si en d’autres lieux ont été mises en place des initiatives cliniques similaires, pérennes, même si elles demeurent des exceptions.

La psychothérapie institutionnelle prit son essor à partir de 1940 et s’origine dans la Résistance à l’occupant nazi et ses laquais collabos. C’est à l’hôpital psychiatrique de Saint Alban que se regroupèrent des résistants, des malades mentaux, des réfugiés politiques de la guerre d’Espagne, des intellectuels comme Georges Canguilhem, des poètes comme Paul Eluard. Jean Oury commença sa carrière de psychiatre à Saint Alban, c’était en 1947. En 1953, après un périple de plusieurs mois en Sologne, il arriva « avec ses fous » à la Borde. Il trouva un château en ruines dans la forêt qui devint ensuite ce lieu instituant et alternatif, quasiment unique dans la psychiatrie française. Il sut le maintenir en vie malgré toutes les difficultés, les tracasseries administratives, les préjugés, les hostilités. Ce lieu d’accueil et de thérapie existe encore, 61 ans après.

Les malades qui venaient là, on vivait avec eux. Cela faisait une espèce de groupe commun. Ceci me semble très important, parce que, sans y penser, on levait un des obstacles majeurs, celui de la ségrégation. Dans un hôpital, il y a toujours une ségrégation. Pensez au problème de l’admission : l’admission, ça n’a rien à voir avec l’accueil, c’est souvent même un anti-accueil. Dans certains hôpitaux, l’admission se bornait à enregistrer le nom, l’adresse du malade, puis on le déshabillait et on lui passait des vêtements uniformes : technique de dépersonnalisation. (Interview 1981)

Laborde se perpétue, c’est un lieu de résistance, c’est aussi une institution préservée et sereine, à l’image même de Jean Oury qui se sentait lui-même un résistant à tout ce qui oppresse et réduit l’humain. Il fut un homme désirant, un homme subversif, sa présence, son charisme et sa qualité d’écoute structuraient le fonctionnement institutionnel, et la position subjective des patients accueillis. Jean Oury fut membre de l’Ecole freudienne de Paris, jusqu’à sa dissolution en 1980. Il suivit une longue analyse (1958 à 1980) avec Jacques Lacan, et mit en pratique ses théorisations novatrices sur la folie; l’équipe soignante devenant un outil thérapeutique, nouage pertinent de la psychiatrie et de la psychanalyse : le psychotique passait d’un statut d’objet de soins « à corriger », à celui de sujet retrouvant une vraie place singulière, et une dignité humaine. Il y avait quelque chose à apprendre de la folie…

Nous nous posions donc ce problème qu’est-ce qu’on peut faire avec ces gens-là, en dehors de leur donner des médicaments, de leur faire des traitements tels que l’insulinothérapie, les électrochocs, etc… ?Il faut leur fiche la paix, faut pas les embêter. C’est souvent une bonne intention, mais si on se borne à dire faut pas les embêter, rapidement, ils vous embêtent. Parce que quand un malade est délirant, ou schizophrène, ou confus, ou mélancolique…il ne faut pas simplement se dire « faut pas les embêter », sinon, il se passe des drames et on est obligé d’intervenir, et si on ne pense pas plus loin, en quelques mois ou quelques semaines, on en revient aux structures les plus oppressives, pour éviter que quelqu’un se suicide, par exemple. Alors, un des axiomes que nous avions trouvé, c’est que dans un lieu où l’on vit pendant un certain temps, il est nécessaire de créer une possibilité de circulation maximum (…) en psychiatrie, les gens ne restent pas dans leur lit. Quand quelqu’un reste dans son lit, on commence à s’inquiéter. Rester dans son lit, cela crée un isolement extraordinaire (…)

Jean Oury attira dans son sillage de nombreux psychiatres français et étrangers, afin de développer la démarche de la psychothérapie institutionnelle, en outre, de nombreux infirmiers en psychiatrie lui doivent la reconnaissance d’avoir pu exercer leur profession de façon humaine et vivante. Notre ami et regretté Emile Gander en témoignait encore en octobre dernier lors d’une réunion, j’étais là…

A partir de 1981 et jusqu’à sa mort, il anima un séminaire mensuel au centre hospitalier Saint Anne, à Paris. Jean Oury fit œuvre de civilisation, montrant que le traitement de la folie et de la jouissance – cet au-delà du principe de plaisir – pouvait se faire autrement que par l’enfermement dans le cadre rigide imposé par l’Autre sociétal, la psychothérapie institutionnelle n’avait pas de visée normalisatrice. Elle a montré, et montre encore en certains lieux qu’une action est possible auprès des sujets psychotiques, laquelle ne permettra peut-être pas un parcours de réinsertion classique, mais qui autorisera une limitation de la souffrance, de l’angoisse, de la violence et de l’autodestruction caractérisant beaucoup d’entre eux, ces suicidés de la société (Artaud). Oury préconisait les portes ouvertes, le dialogue, la libre circulation, la responsabilité individuelle et collective, les groupes de parole, le primat de la relation intersubjective, il avait compris l’influence déterminante de l’institution psychiatrique sur l’évolution du patient.

Continuons dans cette voie royale et exigeante, celle du dérangement : la psychanalyse appliquée aux institutions participe de ce principe instituant du dérangement ; dans les institutions psychiatriques et hospitalières, dans les EHPAD, dans les foyers d’enfants, les lieux de vie, les ESAT, les ITEP, les IME, dans tous ces lieux de concentration où sont regroupés les sujets dits « à problèmes » ; et laisser émerger leur étrangeté légitime comme l’écrivait si joliment le poète René Char. Faire comme l’a fait le Dr Oury durant toute sa vie : se faire le secrétaire de l’aliéné…

Serge DIDELET, le 8/06/2014

 

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Archives
Publicité
Derniers commentaires
Visiteurs
Depuis la création 4 991
Publicité