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ACLIS 74

9 mars 2015

Les actes de la journée d'études ACLIS...(fin)

Vers une pédagogie clinique du lien social

Plaidoyer pour une prise en compte de l’institution dans la relation intersubjective.

 

Je vais moi aussi vous parler de demande et de désir mais je vais les considérer dans une relation d’apprentissage.

Relation d’apprentissage.

Peut-on tenter de définir l’apprentissage en quelques mots ? Peut-on comprendre le rôle d’un pédagogue en lisant par exemple une fiche de poste ?

Cela me paraît réducteur si l’on considère que le pédagogue se trouve à l’articulation du sujet et du savoir, du sujet et de l’institution et donc du savoir et de l’institution. Articuler ces trois ensembles est une équation ni simple ni évidente. La tentation pourrait être de résoudre cette équation en se contentant de traiter l’une des trois parties et de négliger les deux autres ou encore de traiter le lien entre deux d’entre elles et d’en négliger la troisième. Ainsi, l’apprentissage pourrait être considéré à partir du contrat entre l’institution et le sujet. Mais alors comment penser une école obligatoire ? Quelle est la place du désir du sujet dans cette école obligatoire ? On pourrait par exemple renverser l’approche et proposer d’abord de questionner le désir de l’enfant quant au savoir puis de poser un contrat avec l’institution… Cette question se pose quand bien même nous sommes persuadés du bien-fondé de cette obligation de l’apprentissage scolaire… parce qu’ici la question du contrat peut éluder la question du Savoir et du désir des sujets enseignants et apprenants et de la manière dont ces désirs et savoirs s’entremêlent, s’affrontent et enfin, peut-être, s’articulent.

Contrat, engagement, négociation, cadre : ces mots que nous manipulons toute la journée comme si nous savions ce qu’ils veulent dire…

Pour ne pas que ces signifiants, nos signifiants, dans leur réponse totalisante, écrase la relation, essayons d’imaginer maintenant une pédagogie clinique. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est la question que je souhaite survoler ici.

 

Pour illustrer mon propos, je parlerai plus aisément de la formation pour adultes puisque c’est dans ce secteur d’activités que je travaille depuis plusieurs années. L’obligation ne prend pas la même forme que dans le cadre scolaire et pourtant la pression sociale est la même : si l’on ne maîtrise pas les savoirs de base, notre avenir est sombre… dit le fantasme socialement partagé.

Je travaille pour une association dans laquelle nous proposons de la formation en savoirs de base.

Hakim est donc un jeune homme de 27 ans qui vient en formation pour se remettre à niveau parce qu’il dit envisager une formation en électricité. Cette venue est une initiative de sa part. Il s’est rendu à Pôle Emploi pour demander de faire une remise à niveau et le conseiller qu’il a rencontré lui a proposé une formation dans l’association.

Nous nous sommes rencontrés dans un premier entretien préalable à l’engagement dans la formation. Durant ce court temps d’évaluation et d’échanges, je remarque que le niveau en expression écrite est plutôt bon et nous n’envisageons pas de travailler le français mais je lui propose de travailler la multiplication et la division car il semble ici avoir des difficultés. Ce premier entretien est par ailleurs pour moi un moment assez étrange car Hakim a une posture assez « étonnante ». Il me regarde tout au long de l’entretien avec des yeux écarquillés (yeux bleus très clairs, ce qui ajoute au sentiment d’étrangeté), sans ciller et en ne répondant que de manière lapidaire aux questions, pour ne pas dire de manière monosyllabique. Il reste également très évasif sur son parcours scolaire et silencieux sur les années entre sa déscolarisation et cette journée d’entretien : il n’a, dit-il, « rien fait ». Concernant le niveau d’Hakim en expression écrite, je dois rajouter que sa graphie est fluide mais que lorsque je lui propose un petit exercice libre d’expression écrite, cela lui est impossible ; nous convenons donc d’une dictée plutôt que d’un écrit spontané.

Hakim a donc commencé la formation et l’impression d’étrangeté s’est confirmée au fil du temps. Durant les premières semaines, nous lui avons proposé plusieurs exercices mais très rapidement il s’est focalisé sur les divisions. Depuis il ne fait que ça. Je suis injuste en fait. Depuis 1 ou 2 mois, il est passé aux fractions.

Lorsqu’un membre de l’équipe pédagogique  lui propose de changer d’exercice, Hakim est catégorique. Non, il ne veut faire que des divisions. Nous l’abreuvons donc d’exercices de divisions et il s’absorbe dans cette répétition durant 7 heures par semaine. Il ne participe à aucune conversation dans l’atelier, n’échange avec aucune autre personne. Il est extrêmement concentré sur son travail. Nous ne savons pas si ses divisions sont justes car il les  vérifie lui-même avec la calculatrice. Lorsque nous lui demandons s’il souhaite du soutien ou si ses résultats sont positifs, il élude la question en grognant, sans agressivité.

Il est très ponctuel dans la mesure où il arrive toujours avec 15 minutes de retard. Il repart cependant toujours à l’heure fixe de fin de séance. Si nous lui demandons de partir plus tôt (pour des raisons x ou y), il refuse, estimant que l’heure c’est l’heure.

Au cours des différents entretiens que j’aurai avec Hakim, j’apprendrai qu’il a eu à faire aux services hospitaliers psychiatriques. Il n’a pas souhaité en dire plus et pour tout dire, je n’ai pas eu envie d’en savoir plus.

 

La posture d’Hakim agite passablement l’équipe. Les formateurs sont gênés par le jeune homme. Sans pouvoir expliquer pourquoi, il les dérange. Son mutisme et sa monomanie mettent mal à l’aise les pédagogues et les groupes, disent-ils.   L’année dernière, alors que Hakim était absent de manière inexpliquée durant trois semaines d’affilée, un formateur en a « profité » pour jeter son classeur de travail. Lorsqu’il Hakim est réapparu, qu’il s’est rendu compte de la disparition de son classeur, il a été très affecté. Il a cherché dans les étagères puis s’est mis à tourné autour des tables en disant « c’est pas possible, c’est pas possible ». Puis, brutalement, il est parti, très agité.

Il est revenu la semaine suivante, m’a explicitement demandé de dire aux formateurs de ne plus jeter ses affaires… et s’est remis à faire des divisions.

De nombreux débats ont lieu au sein de l’équipe pédagogique concernant Hakim : doit-il rester dans l’organisme de formation ? Est-ce notre mission ? Lui rend-t-on service en le laissant faire des divisions ? Le coût de la formation hantant aussi les débats…

Nous en sommes là pendant de longs mois, ne sachant que faire, que dire. Nous acceptons la présence d’Hakim mais il nous démange. Nous en sommes là quand arrive une impasse institutionnelle : l’évaluation.

Hakim ne peut plus continuer parce que nous ne pouvons plus évaluer ses évolutions dans le cadre que nous donnent nos financeurs. Ceux-ci veulent lire des évaluations dans lesquelles les personnes en formation passent d’un niveau à un autre. Or, Hakim, on ne peut pas dire qu’en termes de savoirs de base, il passe d’un niveau à un autre. Nous pourrions donc convenir que devant son manque d’évolution, devant l’impasse évaluative, il ferait mieux de sortir du dispositif. Pédagogiquement, ce serait une réponse cohérente.

C’est exactement ici qu’entre en jeu la clinique. Elle pointe l’insuffisance de cette réponse dans un cadre pédagogique élargi.

Certes, l’évaluation didactique ne rend pas compte d’une évolution manifeste. Cependant, au fil des débats qui agitent l’équipe pédagogique, nous devinons que quelque chose se passe pour Hakim et cela est évident lorsque nous évoquons avec lui la possible fin de formation. C’est pour lui inacceptable, puisque, dit-il, il a trouvé sa place ici. Nous pourrions alors nous mettre en colère, estimer que l’institution est bien cruelle et qu’elle néglige le sujet dans son désir, elle qui ne demande que du Savoir ou au mieux des compétences.

Pourtant, c’est en nous tournant de nouveau vers  l’institution que nous allons continuer de bâtir une relation avec Hakim : en lui proposant de changer de financement, nous lui proposons d’entrer dans le dispositif RSA (dispositif et financements qui n’ont plus les mêmes contraintes évaluatives). C’est une négociation qui commence : vous acceptez d’être accompagné et nous acceptons votre présence. C’est critiquable, certes, mais quand même… négocier avec Hakim, ce n’était jamais arrivé jusque-là. Il a fallu l’arrivée de l’institution et de tout son pouvoir de castration pour nous obliger, Hakim et l’équipe pédagogique à nous mettre autour de la table pour trouver un langage commun. Le mouvement institutionnel, quel qu’il soit, provoque une relance de la relation et peut-être une relance de l’appareil psychique groupal concernant l’équipe pédagogique.

 

Clinique et transfert

 

Nous avions en fait deux problèmes avec Hakim : la répétition avec l’inertie qui l’accompagne et l’impression que nous avons que le jeune homme n’est accroché à rien, qu’il est un homme sans gravité.

L’observation clinique de la présence et de l’intervention de l’institution nous permet de mieux appréhender ces deux problématiques.

Tout d’abord, nous pouvons estimer que dans notre organisation de travail, comme dans de nombreuses institutions, nous sommes soumis au diktat des aspects gestionnaires. Sans entrer dans le détail, je citerai une conséquence selon moi incontournable de ce diktat sur l’organisation pédagogique : le pédagogue doit veiller au remplissage de sa salle (aspects financiers) et pour cela il doit veiller à ce que chaque personne reste le plus longtemps possible. C’est un effet pervers, pourquoi pas. Mais sous l’angle de la clinique, on peut en faire autre chose. Parce qu’il doit veiller à la présence de ses ouailles, le formateur devient inconditionnellement présent dans l’atelier, il ne peut se permettre de se soustraire à la demande de l’autre. On imagine ici mieux comment et pourquoi Hakim a pu trouver sa place, comment il peut laisser libre cours à son sadisme horaire ou comment il peut s’enfermer dans sa monomanie. Comment être plus heureux qu’avec un formateur inconditionnellement dévoué ?

Si le formateur n’est pas dupe de sa posture inconditionnellement dévouée, s’il ne la refuse pas,  il peut en observer les effets et proposer des réponses adaptées. Il peut, donc, être à l’écoute du transfert, à l’écoute de là où l’autre va le mettre dans cette relation.  La répétition maniaque d’Hakim est autorisée dans la salle de formation ; on peut estimer qu’elle est socialement acceptée puisqu’elle se déroule dans un groupe et n’est pas attaquée par celui-ci. On peut aller jusqu’à dire qu’Hakim a trouvé un endroit dans lequel cette répétition peut se déroulée sans être menacée.

Et quand elle l’est, nous découvrons que finalement, Hakim est peut-être plus accroché que nous le pensions au départ. En tout cas, en lui proposant l’entrée dans le dispositif RSA, nous lui proposons de graviter. Ce n’est d’ailleurs pas d’être accompagné que nous lui proposons mais bien un accompagnement. C’est bien autre chose, c’est bien plus actif. Nous lui proposons de se décentrer et de tourner lui-même autour d’un autre. Nous envisageons l’actif, nous envisageons un autre, nous sommes bien ambitieux.

Pour décrire aujourd’hui la plus-value pour Hakim de ce qui s’est déroulé, je dirai qu’il s’est rendu seul dans un pms pour instruire un dossier RSA, qu’il a commencé une série d’entretiens avec une assistante sociale, qu’il a changé de jogging, de baskets et qu’il commence fortuitement à participer à des échanges avec d’autres stagiaires de la formation.

 

De la morale et de l’éthique

 

Pour continuer de travailler ainsi dans cette optique d’une pédagogie clinique et plus particulièrement psychanalytique, je crois qu’il est nécessaire de redéfinir régulièrement, peut-être quotidiennement notre relation aux institutions, aux sujets que nous accompagnons et au Savoir. C’est, selon moi, le travail principal d’un formateur.

 

Sinon, il existerait une autre solution : on peut toujours recentrer les entretiens d’évaluation  ou les contenus de formation sur ce qui semble essentiel et évaluable : le Savoir. Mais la pédagogie clinique nous pose la question d’un Savoir complet, complètement évaluable et surtout complètement transmissible ? Je crois pour ma part que Le Savoir complet n’existe pas. Il est par essence incomplet, comme l‘est la formation et c’est là ce qui constitue un moteur essentiel du désir du sujet en formation (Durif-Varembont).

Parce qu’aussi nous, pédagogues, ne sommes pas un réservoir à Savoir qui accepterait de donner une partie de son contenu en fonction d’une commande institutionnelle. J’ai parfois le sentiment que c’est pourtant là la manière dont nous sommes considérés, notamment par les institutions qui aujourd’hui financent et organisent la formation et en ce qui me concerne ici la formation pour adultes. Pourtant nous ne faisons pas que donner un savoir, nous le transmettons, ce qui n’est pas du tout la même chose. Donner n’implique pas un tiers, transmettre, selon la définition du Larousse implique un tiers : « communiquer quelque chose à quelqu’un après l’avoir reçu » (Larousse). Nous nous trouvons insérés dans une chaîne qui consiste à assurer la circulation d’un Savoir qui transite par nous. C’est un processus dynamique et indéfini. Il y a moi, formateur, il y a le sujet apprenant devant moi mais derrière moi il y a aussi un autre qui m’a donné et qui est pour moi le garant de cette transmission. Peut-être Lacan aurait-il parlé de Grand Autre.

 

Ainsi donc, j’aurais pu me contenter pour Medhi d’un exercice d’évaluation, d’un échange sur le lien entre formation et emploi, de donner un référentiel approprié et de m’assurer que les conditions logistiques étaient  favorables pour assurer le passage du savoir d’une personne vers une autre. Pour caricaturer, cela reviendrait à vous donner le mode d’emploi pour la construction d’une chaudière à gaz et de vous laisser faire en vous disant que finalement, vous avez tout ce qu’il faut pour que ça marche. Or ce n’est pas le cas. D’abord parce que le gaz est une matière qui peut être dangereuse à manipuler. Ensuite parce que le mode d’emploi, l’information dans son état brut, ne représente absolument pas l’information transformée ; c'est-à-dire l’information qui a pris du sens, qui a été symbolisée. Nous pourrions comparer ce processus d’acquisition à ce que proposait Bion avec la fonction Alpha. Celle-ci consistait en la capacité de la mère de recevoir les projections de son enfant, appelés éléments bêtas, et de les transformer en éléments assimilables et élaborés, appelés éléments alphas. Il me semble qu’il y a là un parallèle intéressant  à faire entre la fonction de la mère dont l’un des rôles est de faire quelque chose des projections de son enfant, et un pédagogue, engagé dans une relation d’apprentissage, qui transmet un contenu. Il y a, dans ces deux situations, un trait commun, c’est la nécessaire interprétation de l’information.  Si les études neurobiologiques nous enseignent le cheminement neuronale de l’information, elles ne peuvent pas nous dire grand-chose

  • de la manière dont le sujet traite l’information qu’il reçoit à partir de son expérience personnelle
  • de la capacité du formateur de transformer les éléments intégrés ou non par le sujet en apprentissage.

Comment le formateur peut-il agir sur ces éléments sinon en écoutant ce qui se passe dans la relation et plus particulièrement ce qui se déroule dans le processus transféro-contre-transférentiel ? En m’avançant un peu, je proposerais de distinguer  le savoir de l’information ; l’information serait un élément non-transformé tandis que le savoir serait un  élément transformé, élaboré, pensable.

On peut aussi changer d’optique en élaborant  à partir de l’idée que le savoir n’est pas en nous mais qu’il est là, dans un lieu intermédiaire, lieu dans lequel il s’agit de pénétrer dans l’accompagnement avec le sujet en formation et de lui laisser la possibilité de s’approprier ce qu’il souhaite de ce savoir. On peut encore changer d’optique…

…En fait, ce que nous apporte la clinique, et notamment la clinique psychanalytique, c’est qu’il y a une multitude d’optiques toutes aussi justes, qu’il n’ya pas de vérité . C’est d’ailleurs toute l’audace de Freud qui, considérant si peu ses écrits comme des vérités, les remettaient sans cesse sur le métier en fonction des avancées scientifiques de son époque, de son histoire personnelle, de sa propre élaboration, et j’en passe.

 

 

Conclusion

Je crois que ce que je voulais vous dire c’est que nous avons besoin de jouer avec les institutions – et non pas d’en jouir d’ailleurs. Jouer dans un sens Winnicottien : Jouer ce n’est pas accepter mais ce n’est pas rejeter. Jouer des paradoxes de la demande institutionnelle est une condition nécessaire de l’exercice de notre métier de formateur dans une perspective clinique. Foucault disait que le rôle du philosophe était

  • d’accompagner
  • d’éduquer
  • de transmettre
  • d’aller vers une vérité

J’aurais tendance à penser que le rôle d’un formateur n’en est pas très éloigné et je pense que chacune de ces fonctions doit se faire dans un jeu serré avec l’institution.

 

En continuant sur Foucault, j’aurais évidemment souhaité vous parler des effets des discours de vérité sur le sujet parce que cette question nous concerne ici directement lorsque nous sommes dans une transmission : que l’institution tente de nous délivrer des discours de vérité en nous écrasant de sa demande normative, je crois que c’est un fait. C’est ce que j’appellerais une tyransmission. Si nous voulons échapper au piège et à la tentation d’être, à notre tour, normatifs, nous devons sans cesse laisser l’espace nécessaire au sujet pour penser, même s’il s’agit de penser une institution malfaisante. Que chaque sujet soit responsable de sa propre relation à l’institution, c’est ce que nous devons vouloir. De manière obsessionnelle, nous devons tenir cette tension inhérente à l’articulation de la pédagogie et de l’autonomie du sujet : écoute-moi te dire de ne pas m’écouter.

Dans une certaine morale clinique bien-pensante, il est peut-être impossible de s’allier avec l’institution que bien des auteurs aujourd’hui accusent de perversion, de violence et de bien d’autres maux. Cela me rappelle le cas de Magda Trocmé du Chambon sur Lignon qui, durant l’occupation, pour sauver des juifs a du transgresser sa morale luthérienne en mentant. 30 ans après, elle ne s’en remettait toujours pas tandis que les justes s’Israël lui disaient dans un discours : «  Les justes doivent souvent payer un prix pour leur vertu, celui de leur intégrité morale ». Cela veut-il dire qu’il faut frayer avec le malin pour être vertueux ? Qu’il faut frayer avec l’institution pour  aller vers la subjectivité? Je vous laisse méditer cette question…

Guillaume Peugnet, responsable de formation, pédagogue.

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20 février 2015

Les actes de la journée d'études ACLIS...la suite...

Entre demande et contrainte : quel désir du sujet ?

 

Bien que la psychiatrie se soit toujours inscrite dans un lien subtil à l’organisation sociale et à ses règles, le mouvement actuel porterait cette discipline à se perdre dans les exigences politiques du sécuritaire face au fou-dangereux. Avec la mise en place de la Loi du 5 juillet 2011 les soins sous contraintes, sans le consentement du patient, tendent à se développer. Bien au-delà d’une hospitalisation, il est permis d’imposer un soin psychiatrique en ambulatoire ou encore à domicile s’il est estimé que le patient en a besoin. Plus exactement, la contrainte s’applique s’il présente potentiellement des risques pour lui-même ou pour autrui.

Le Judiciaire s’infiltre pas à pas dans la psychiatrie et influe puissamment sur le dispositif impliquant patient et soignant. La tendance visant le Risque Zéro nourrit la peur irrationnelle de commettre une faute engageant la responsabilité du professionnel, voire sa légitimité à exercer, et renforçant la nécessité de surveillance de toute dérive éventuelle.

Il devient alors courant que des prises en charge se créent par des contraintes sous l’ombre judiciaire, dans lesquelles la rencontre se produit à partir d’une référence externe, où le « on » est placé comme sujet dans la demande.

Qui est ce « on » ? : Il s’agit de la Justice qui, très souvent, est condensée à celui qui l’incarne, le Juge. C’est celui qui applique la Loi, qui prend pouvoir et autorité, c’est celui qui limite et sanctionne mais c’est aussi celui qui protège. Nous pouvons également y inclure le préfet, figure officielle garante de la sécurité d’un territoire.

C’est dans ce contexte où se banalise la contrainte du soin psychiatrique, faisant toutefois suite à l’existence des sanctions pénales d’obligations et injonctions de soins, que s’est posée à moi la question de la rencontre du professionnel avec la personne se présentant sous la demande d’un tiers contraignant.

 

A partir de cette question, s’est créé un groupe de travail composé par Nadine Guibert (psychiatre), Denise Simoes (psychologue), Angélique Pinto-Antih (psychologue), Jean-Marc Dubroca (psychologue) et moi-même. Je vous propose ce jour de vous faire la restitution des réflexions et questionnements soulevés par la rencontre avec une personne sans demande.

Le travail s’est appuyé sur des expériences professionnelles auprès de personnes se présentant sous main de justice, c’est-à-dire en obligation ou injonction de soin.

 

Dès la première rencontre de ce groupe de travail, une interrogation s’est immédiatement faite sur l’énoncé même de ma proposition de thème. Pourquoi utiliser le terme de personne et de non de sujet ? Il m’était alors peu évident de parler de sujet dès lors que sa venue n’était guère motivée par sa demande, c’est-à-dire que se présenterait dans le tout premier temps une personne qui se dit objet d’une sanction pénale ; « on m’a demandé de venir ». Cependant pouvons-nous entendre, par cette affirmation, que la personne que nous accueillons commence déjà à parler d’elle ?

 

Les enjeux d’une obligation de soin.

Il serait peut-être pertinent de les envisager sous les trois angles.

Sous la demande de la Justice, le soin est un outil dans la prévention de la récidive. Elle détermine, souvent sur appui d’une expertise psychiatrique, une durée obligatoire du soin qui s’inscrit dans une condamnation dont la personne fait l’objet. Le non-respect de cette obligation peut conduire à l’emprisonnement.

Dans la représentation du patient, ou du justiciable, le professionnel qu’il rencontre est ordinairement associé à la justice pour que dans certains cas, il y soit même confondu. A l’opposé, dans une séparation radicale du soin et de la justice, le patient peut convoquer le professionnel dans une complicité faisant union contre le système judiciaire en disqualifiant le jugement et la condamnation.

Du côté du professionnel la rencontre thérapeutique se propose habituellement à partir d’une demande d’aide provenant d’une personne en souffrance. Pouvons-nous entendre, peut-être de façon caricaturale, que le professionnel soit dans la demande d’une demande. C’est ainsi que se pose la question de la recherche de sens du geste de contrainte de la part du soignant.

 

Dans quelles situations se pose la question ?

La question se pose régulièrement avec des personnes condamnées à une obligation de soin pour des faits de violence, dans l’Agir, n’ignorant pas la Loi mais dont le rapport est marqué par la provocation et le défi, j’entends ainsi la rencontre avec le sujet pervers et le psychopathe.

Un Autre est venu faire une demande pour une personne qui ne peut demander.

Ces patients ont pour caractéristique de se protéger de toute souffrance, la culpabilité leur est étrangère. Pour la plupart, il leur est vital de se maintenir dans l’illusion d’un Moi grandiose, sans limite. S’éprouver comme manquant leur est insupportable voire menaçant et, de cette réalité, se révèle toute la difficulté à faire émerger une demande de soin si nous considérons que cette dernière passe inévitablement par l’acceptation d’une position passive, appelant ainsi l’Autre comme aidant. La relation se marque davantage par le besoin de contrôle, de domination et d’emprise. La colère ou la destructivité se manifestent si le professionnel vient à se décaler des représentations construites par le patient : il n’est pas autorisé d’être autrement.

La haine dirigée vers ce qui fait Loi et tout ce qui l’amène à être condamné, pourrait être le symptôme d’une souffrance étouffée, non conscientisable, liée à la perception de ce qui viendrait imposer les limites.

Il est souvent induit par ces patients l’impératif que le thérapeute soit attaché à l’une des deux parties, voire aliéné. Soit nous aurions tort d’être l’instrument de la justice, soit nous aurions raison de nous allier à lui dans sa victimisation. Une autre place ne peut être envisageable dans les premiers temps.

Pouvons-nous entendre une demande du patient de se plier à ce jeu ? Celui qui consiste à ne pas être autre part.

 

Dans cette rencontre demandée par la justice : et si nous parlions de cette demande ? Et si nous parlions de la justice (et pas uniquement du juge) ? Et si parlions de cette rencontre ? Et si nous parlions de celui ou celle qui a convoqué la Loi ?

Peut-être aussi pouvons-nous envisager que nous aurions pu nous rencontrer autrement si, de notre côté, nous considérons que la violence surgit d’une parole empêchée.

L’acte vient du sujet, et même si le patient se présente comme objet de son parcours, aborder l’évènement qui l’a conduit à nous semble proposer un démarrage dans la rencontre. Qu’a-t-il à en dire ? Laisser dire l’énigme que pose le passage à l’acte au patient est essentiel, quand bien même nous puissions subodorer quelques manœuvres qui visent à nous perdre. Il peut être déconcertant pour le thérapeute que le patient ne s’attribue pas l’acte, d’autant plus lorsque celui-ci est si visible pour le monde. L’incompréhension qui en découle chez le professionnel peut conduire au risque d’introduire sa compréhension, et donc d’appliquer ce qu’on connaît déjà sans prendre la peine d’être à l’écoute du sujet. Le dialogue exclusivement autour de l’acte présente ses limites, et vient signifier la préoccupation du thérapeute sur ce qui est dérangeant, symptomatique. Nous en écarterions ainsi le sujet que nous rencontrons.

Il s’agit alors d’offrir une présence, être avec dans un cadre de parole dans lequel pourrait éventuellement être parlé le quotidien, pour créer un lien qui a pu auparavant le lâcher, converser. Aussi, le fait que nous ayons toujours quelque chose à apprendre du sujet reste central, même s’il tend à nous insupporter par moments !

 

 

Le rapport santé mentale / justice / politique sécuritaire, un enjeu pour le Sujet ?

Comme je le mentionnais précédemment la justice occupe de plus en plus de place dans la santé mentale, mais aussi la santé mentale cède à la justice. L’enchaînement surmédiatisé des homicides commis par des patients schizophrènes, suivi par la condamnation en décembre 2012 de la psychiatre marseillaise pour homicide involontaire suite au meurtre fait par un de ses patients, ont amené bon nombre de professionnels de la santé mentale à éviter toute prise de risque dans le soin de leurs patients. Sans ignorer la dangerosité réelle de certains, il y a globalisation d’un pire toujours invoqué en première ligne. Nous constatons un empilement de maints dispositifs thérapeutiques et médico-sociaux, sans que le patient puisse en émettre une demande ou même en attribuer un sens. Il deviendrait contre-indiqué de créer un lien de confiance, d’envisager pour le patient la possibilité de faire l’expérience d’un détachement qui, de surcroît, peut s’avérer constructif. Le champ de liberté, toutefois balisé par l’éthique professionnelle, encourt le risque de se restreindre aux exigences d’un Surmoi tyrannique auquel il serait consenti de donner une telle place.

 

S’autoriser une certaine liberté.

Le professionnel, doit-il obligatoirement s’engager auprès du patient sur la demande de la Justice ?

Le justiciable que nous rencontrons est dans l’obligation de se soigner mais pas nécessairement avec nous. Il a le choix de son thérapeute, autant que nous avons le choix de ne pas l’être. Encore faut-il vouloir soutenir cela auprès de la justice, se permettre de ne pas répondre aveuglement à ses demandes.

Se proposer une indépendance du soignant à l’égard de la justice implique la nécessité de se déterminer subjectivement dans sa profession. C’est ainsi la question de la manière dont nous incluons ce troisième dans notre cadre de travail, mais aussi la place dans la subjectivité du professionnel. Il peut être à envisager l’attribution fantasmatique d’un inquisiteur, provoquant adhésivité ou rejet, de même que nous pouvons soulever l’éventuelle adhésivité du professionnel à son cadre de travail restreint, ou rigidifié, par la nécessaire demande d’une demande.

Créer son cadre professionnel, à partir de ce qui s’est construit par nos formations, le mettre en vie par l’assimilation d’expériences, ouvrent à la possibilité d’innover et d’aller autrement à la rencontre du patient non classique.

Il semble fondamental pour le professionnel de questionner sa pratique, sa mission, sa place et de pouvoir les travailler, les modeler, leur donner sens. C’est ainsi que peut se proposer un décalage aux supposées exigences d’un tiers et s’approprier son propre cadre de travail. Un patient condamné à plusieurs années d’obligation de soin peut convenir, avec le thérapeute, de mettre un terme au suivi si chacun estime que le travail thérapeutique a été suffisamment bénéfique ou aidant et qu’il n’y aurait sens à le prolonger sur la durée imposée. Toutefois, on en revient à questionner ce qui est de la responsabilité du thérapeute dans l’éventualité du nouveau passage à l’acte dans cette période que sépare la fin du suivi et la fin de l’obligation de soin.

 

JF Viller, psychologue EPSM.

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Quand la demande d’aide rencontre le dévouement, ou : «  l’enfer est pavé de bonnes intentions »

 

« Le mieux est l’ennemi du bien »

Voltaire

 

« Rien n’est jamais perdu tant qu’il reste quelque chose à trouver »

Pierre Dac : « Pensées »

 

« C’est manifestement l’autocratisme de personnalités si différentes qui fait obstacle à la régularité du succès thérapeutique ».

Sigmund Freud : « Traitement psychique »

 

Je voudrais parler des dangers liés aux idéaux altruistes que véhiculent les notions d’aide et de dévouement.

J’axerai ma démonstration autour du concept de transfert, au centre de la pratique de la psychothérapie, mais également central dans ces métiers réputés impossibles qui sont ceux du soin, de l’éducation, du social.

Je partirai du postulat que le malaise des professionnels est avant tout symptomatique de la difficulté à répondre à la demande de manière satisfaisante pour eux.

Certes la demande a changé. Mais fondamentalement, structurellement, la demande est problématique, et rend le travail relationnel difficile, éprouvant.

 

En fait « la demande » recouvre des demandes multiples, contradictoires et intriquées :

Si je me réfère à la psychothérapie il peut y avoir :

-         La demande du patient

-         La demande de la famille, des proches

-         La demande institutionnelle

-         La demande du thérapeute

 

Les choses se complexifient encore si l’on tient compte des différents niveaux de la demande, conscient et inconscient, et donc de son caractère ambivalent et paradoxal.

 

Je m’en tiendrai, pour ma part à la demande du patient et à la demande du thérapeute.

 

La demande du côté patient :

 

Une demande suppose un autre, un autre supposé pouvoir répondre à la demande. Demander n’est pas, a priori, exiger. Cela suppose donc pour le sujet, de s’en remettre à un autre, à son bon vouloir, à son désir. Cela suppose, pour celui qui demande, de faire confiance, de penser que l’autre est animé de bonnes intentions à son égard. Nous avons là les éléments à partir desquels se crée le transfert.

Le transfert est la reviviscence inconsciente des premières relations affectives du sujet, dans un contexte actuel. La demande crée les conditions du transfert, du côté du patient mais également du côté du thérapeute, puisque au-delà des personnes en présence la situation réactive la relation à un Autre.

La prise en compte de ce grand Autre dans le transfert, permet de sortir des impasses de la demande.

 

Mais cet autre, bien réel, celui que j’ai en face de moi, voudra-t-il, ou pourra-t-il accéder à ma demande ? Lui demander quelque chose me met dans une position de dépendance à son égard. Donc demander implique de reconnaître une faille, un manque, et de la reconnaître face à un autre.

La demande est donc nécessairement ambivalente : on peut en vouloir à celui à qui on demande de l’aide. Ce serait tellement plus satisfaisant de pouvoir s’en passer. Et on peut d’autant plus lui en vouloir lorsqu’il ne répond pas à cette demande qui est une demande implicite d’auto- suffisance…

Cette ambivalence rejoint le côté paradoxal de la demande : « aidez-moi à ne plus souffrir, mais je ne veux pas renoncer aux bénéfices de cette souffrance », la deuxième partie de la phrase étant inconsciente.

Comment répondre à une telle demande ? Le danger serait d’y répondre par le dévouement, de tenter de coller à cette demande impossible, et de perpétuer la méconnaissance de la dimension du désir qui va au-delà de la demande d’aide, de la demande de guérison, qui va au-delà de la personne du thérapeute.

La clinique montre bien les dangers d’une réponse trop adéquate à la demande : rechute, dépression, intensification des symptômes, dépendance au thérapeute…

La reconnaissance du désir, au-delà de ce qui est demandé, permettra de se libérer des bénéfices inconscients du symptôme.

 

 Un certain nombre d’expressions reprennent cette thématique de l’aide : avoir besoin d’aide, demander de l’aide, se faire aider, accepter de se faire aider, cette dernière expression étant particulièrement lourde de sous-entendus : véhiculant notamment l’idée qu’il faut déposer les armes, ne plus lutter,  s’en remettre à un Autre, voire s’y soumettre, se faire l’objet de cet Autre et de son désir d’aider, donc lui donner satisfaction. La psychanalyse est en opposition avec la notion de relation d’aide. En effet il ne s’agit pas de se faire l’objet de l’autre  mais au contraire de regagner un statut de sujet ce qui est corrélatif de la dimension du désir. Accepter sous couvert de dévouement que le patient se fasse objet de soin revient à accepter que thérapeute et patient soient dans des positions symétriques actif-passif, sujet-objet, qui évoquent la pulsion, positions qui peuvent se renverser comme l’a montré Freud. Car qu’y-a-t-il derrière le dévouement ? Quelle pulsion ? Je ferai remarquer en passant que l’on peut décliner l’ensemble des pulsions partielles sur le modèle de « se faire aider » (se faire voir, se faire « bouffer », etc.)

 

 C’est ce que je vais aborder maintenant en examinant la demande du côté thérapeute.

 

Quelle est sa demande, à qui s’adresse-t-elle, quelle réponse en attend-t-il, quelle satisfaction, et quel est son désir ?

Questionner le désir du thérapeute amène inévitablement à se poser la question du désir de guérir, et sa forme atténuée le désir de soigner. Cela permet d’emblée de distinguer demande et désir : on voit bien que la demande s’adresse à un autre, et non le désir. On demande quelque chose à quelqu’un, on désire quelque chose. Que demande le thérapeute au patient : d’être le bon patient qui en retour lui permettra d’être le bon thérapeute ? Et quel Autre se profile derrière le patient qui viendra valider le thérapeute : est-ce l’orthodoxie freudienne ou lacanienne, est-ce un système de valeurs, philosophique ou religieux ? Ou plus fondamentalement un Autre de la propre histoire du thérapeute qu’il faudrait satisfaire ?

 Désir de guérir : comme tout désir, le désir de guérir  s’origine dans la pulsion. L’objet cause du désir ne prend-il pas la forme chez le thérapeute de la souffrance située chez l’autre, le patient, mais renvoyant selon la théorie du transfert, de manière inconsciente à un Autre premier ?

Si l’on prend les choses sous cet angle, il y a évidemment un deuil à faire du côté du thérapeute puisque le désir de guérir vise une souffrance qui est au-delà du patient, souffrance qu’il ne peut guérir par l’intermédiaire du patient. Faire ce deuil permettra par contre au thérapeute de s’interroger avec le patient sur le sens de cette souffrance. Ce cheminement permettra dans bien des cas que survienne une forme de guérison de surcroit, comme le soulignait Freud. Ne pas faire ce deuil, vouloir guérir ou soigner à tout prix, peut amener cet enfer dont je parle dans le titre. J’ai dit plus haut que le patient peut se faire objet de soin pour le thérapeute, donc objet du thérapeute. La situation peut aussi se renverser : le thérapeute se faisant objet de soin pour le patient, c'est-à-dire objet venant combler le patient, dans l’illusion de combler le manque qui  le fait souffrir. Cela commence par la tentation d’être pour le patient le « bon objet »…

Cette fragilité, ce deuil non fait du côté du thérapeute, peut être perçu consciemment ou inconsciemment par le patient qui peut s’en servir là encore de manière consciente ou inconsciente pour arriver à d’autres fins que thérapeutiques, pour obtenir des bénéfices qui vont à l’encontre du processus thérapeutique. Ce que je dis là dans le cadre de la relation thérapeutique est transposable dans d’autres domaines où la notion d’aide est présente, dans le travail social, éducatif où les exemples ne manquent pas. Un exemple frappant est donné dans le domaine humanitaire où l’on voit des hommes et des femmes animés des plus hauts idéaux être pris en otage et parfois tués par les personnes qu’elles sont venues aider…

Répondre à la demande ne veut pas dire donner satisfaction et ainsi combler le patient. C’est en renonçant à cette complétude imaginaire que le thérapeute permet à son patient de renoncer aux bénéfices de ses symptômes et ainsi d’accéder à son propre désir. Ce qui valide l’acte du thérapeute c’est cette libération que vit le patient, ou l’analysant dans le cadre de l’analyse.

 Je vais illustrer mon propos par un cas clinique.

 Cette vignette clinique est constituée par une fiction, un roman d’Irvin D. Yalom, « mensonges sur le divan », qui, à mon avis pose la question de l’éthique d’une manière remarquable. Je ne vais reprendre que quelques éléments pour illustrer mon propos.

Il s’agit de l’histoire d’Ernest Lash, psychothérapeute, en contrôle avec Marshal Streider, psychanalyste rigoureux, reconnu et ambitieux.  E. Lash est amené à participer à une commission d’enquête à propos du professeur Seymour Trotter, ancien président de l’association des psychiatres. De son côté Marshal Streider est amené à se prononcer sur des fautes graves de l’ancien président de la société de psychanalyse.

Le professeur Seymour Trotter s’est rendu coupable, aux yeux de sa profession, d’avoir eu des relations sexuelles avec une patiente dans le cadre d’une thérapie. La découverte de l’infidélité de sa femme par le mari a provoqué la chute du professeur. Sans rentrer dans le détail, il se trouve que patiente et thérapeute étaient de bonne foi, patiente très difficile, suicidaire, et thérapeute expérimenté.

E. Lash quant à lui prend une nouvelle patiente qui est l’ex-femme d’un de ses patients, ce qu’il ignore. Cette jeune femme vient en fait pour se venger du thérapeute qu’elle pense être à l’origine de sa séparation. Elle va déployer toute son intelligence et tous ses attraits pour le séduire et le pousser à la faute.

Il se trouve que justement à ce moment, le thérapeute en proie au doute quant à sa pratique, décide de prendre quelques libertés par rapport à l’orthodoxie psychanalytique pour être plus proche de ses patients. Il rend compte dans le contrôle qu’il effectue avec Marshal Streider des thérapies et des cures qu’il mène…en omettant certains détails. Il voue une grande admiration pour Marshal notamment pour sa clairvoyance et sa rigueur.

Irvin Yalom nous décrit les doutes et les tourments de ce psychothérapeute, travaillé par ses pulsions, ses appétits et son désir de reconnaissance. Mais bien qu’il fasse des entorses à l’orthodoxie, il reste profondément respectueux de sa patiente, qui au début, rappelons-le, est « une fausse patiente ». Il ne cède pas sur son propre désir de déchiffrer avec sa patiente l’énigme de son désir, ce qui fait qu’elle découvre les ressorts inconscients qui l’ont finalement amené dans le cabinet du psychothérapeute. Dans cette situation, le désir de vengeance qui se présente sous le déguisement d’une demande d’aide débouche sur la reconnaissance par le sujet de son véritable désir, du désir qui l’anime.

Marshal, lui, psychanalyste exemplaire, a mené semble-t-il à bien la thérapie de la jeune épouse d’un riche homme d’affaire, qui lui propose, pour le remercier, de lui faire profiter d’une opération financière particulièrement juteuse.

Marshall a quelques réticences, mais considérant que la thérapie est terminée et le transfert liquidé, il accepte. En fait il est la  proie d’un couple de redoutables escrocs, et il perd tout. Cependant sa rencontre avec une thérapeute dont je vous laisse deviner l’identité va lui permettre de mettre à jour le point aveugle, non analysé, de son désir, son talon d’Achille et donc de rebondir.

 

Pourquoi Lash s’en sort-il mieux que ses éminents confrères ? Il me semble que c’est la prise en compte de cette dimension tierce, cette dimension du transfert, qui permet à Lash de ne se prendre ni pour celui qui va sauver sa patiente, ni pour l’objet qui va la combler. Il est juste là pour que dans le transfert sa patiente rejoue quelque chose de son désir, qui se dévoile parce que justement sa demande n’est pas satisfaite.

Ceci montre que la dimension éthique du respect du sujet qui suppose du côté du thérapeute de supporter le manque, donc d’avoir fait le deuil d’une réponse totale, prévaut sur les considérations techniques et sur les considérations sur le « bien » de l’autre.

En conclusion, je dirai qu’une faille est à l’origine du désir du thérapeute, et qu’il importe que le thérapeute cerne cette faille, ce manque, qui le rend vulnérable, pour en faire une force à mettre au service de la vérité du sujet.

 

Pierre Hattermann, psychanalyste, psychologue clinicien

12/12/14

 

 

Bibliographie

 

 

FERRANT, Alain : quelques enjeux du processus psychanalytique, nouvelle revue de psychosociologie, 2008/2 n°6, Eres.

LACAN Jacques : L’Ethique de la psychanalyse, Séminaire VII (1959-60), Le Seuil, 1986.

LEGAULT Jacqueline : article « Transfert » in : CHEMAMA Roland, VANDERMERSCH Bernard : Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, 1998.

YALOM Irvin D. : Mensonges sur le divan, Galaade Editions, 2006.

 

31 janvier 2015

Les textes de la journée d'études de l'ACLIS ...la suite...

Comme annoncé précédemment, nous publions les textes de la journée d’études de l’ACLIS 74 qui a eu lieu le 13 décembre dernier à Sallanches. Aujourd’hui, un texte sur l’adressage, à la fois un concept et un néologisme élaboré par Dominique Meunier, psychanalyste à Annecy ; puis un texte autobiographique d’Éric Jacquot, responsable du Lieu de Vie et d’Accueil de la bergeronnette (Saône et Loire), qui évoque une demande…sans fin… bonne lecture, et vous êtes invités à réagir !

 

DE LA DEMANDE A L’ADRESSAGE

 

Préambule

L’adressage

Adressage est un bricolage que je me suis autorisé pour composer un substantif à l’action d’adresser. Je conviens qu’il n’est pas très beau mais jusqu’à ce que l’un d’entre vous m’en propose un mieux adapté je m’en contenterai.

 

Introduction

Pour chacun d’entre nous et pratiquement au quotidien, avoir la nécessité d’adresser les patients dans l’institution ou à l’extérieur de celle-ci vers d’autres professionnels est une question récurrente. Si ce point peut faire l’objet de préconisations techniques dans certaines institutions, pourtant la question de l’enjeu que représente cette question  est  rarement posée.

La question de l’adressage pose un problème technique fondamental au-delà du pourquoi adresser qui est celui du « comment adresser ». Sans résoudre cette question de manière définitive, radicale, quelques pistes peuvent être étudiées :

 

 

Experts de l’adressage sont les écoutants téléphoniques. A partir d’une demande quelquefois confuse ils vont devoir orienter celui qui appelle, c’est-à-dire faire préciser quelque chose de l’ordre du besoin pour orienter vers la personne, le service qui sera à même d’écouter cet appelant. Leur fonction consiste dans ce cas :

 

1)     A rassurer celui qui appelle : j’ai bien entendu ce que vous exprimez.

2)     A faire entendre : « ma position d’écoutant téléphonique ne me permet pas de répondre de façon complète à votre demande».

3)     Et il existe quelqu’un, une structure qui est à même de prendre le temps nécessaire pour traiter votre question.

 

En ce sens les écoutants téléphoniques nous fournissent un modèle extrêmement intéressant de traitement de la demande (bien évidemment les choses sont plus complexes et mériteraient un examen  plus approfondi mais ce modèle est nécessaire, et c’est sa fonction même de modèle, de rester dans la schématisation pour la compréhension de cet acte).

 

Pourquoi adresser ?

Mais justement les personnes qui s’adressent à nous ne sont pas des appelants téléphoniques, ils n’en sont plus là, quelqu’un leur a dit de s’adresser à nous, c’est-à-dire qu’ils viennent déjà empreints de cette idée que nous pouvons faire quelque chose pour eux. Nous sommes supposés savoir quelque chose de plus qu’eux, pouvoir quelque chose pour eux.

Adresser c’est d’abord constater que l’on ne peut pas traiter la question posée par celui-ci (pas le lieu, pas la compétence, pas le temps, pas le désir…) donc se pose la question de la frustration, du renoncement…

 

Adresser spécifiquement à un psy (chanalyste) c’est en attendre quelque chose, mais quoi ? Probablement d’avoir décelé au-delà de la demande formelle du patient, client, usager quelque chose d’autre de plus important même s’il n’est pas formulé et qui viendrait peut-être éclairer le « malaise » présenté.

 

Ceci pose donc en premier lieu la question de l’accueil c'est-à-dire la question de ce qui est accueilli.

Reçoit-on un symptôme, une déviance, un délit ? En tel cas on ne peut que constater que celui qui va être accueilli est renvoyé non pas à ce qu’il est mais à une partie qui l’habite certes, mais qui n’est qu’une partie de lui-même. On sait la facilité avec laquelle certains vont pouvoir s’engouffrer dans ce qu’ils vont pouvoir s’identifier à leur symptôme. Ceux qui ont reçu des toxicomanes ou des alcoolo-dépendants peuvent en témoigner.

 A ce moment le piège se referme sur la personne en question, mais aussi sur celui qui le reçoit. Et là il ne faut pas oublier que le discours sur le symptôme est un leurre en tant que la parole n’est pas là pour dire la vérité du sujet sauf justement à échapper à celui qui l’énonce.

Il en est tout autre si celui qui est reçu est reçu comme un sujet et est invité à parler de lui, et pas « seulement » de son symptôme. Il ne s’agit pas là de prétendre que le discours ainsi entendu serait la Vérité du sujet, mais tout simplement que l’invitation serait cette possibilité d’ouverture à la « vérité » du sujet.

 

Le moment

C’est la plupart du temps dans le registre du besoin que les choses vont s’exprimer : « j’ai besoin d’un traitement, d’un travail, d’un logement, de repos… » Et sans doute ne faut-il pas négliger ce besoin - encore que très probablement il ne soit pas très habile bien souvent d’y répondre immédiatement. Pourtant nous entendons à ce moment quelque chose de plus que le besoin, et c’est bien pour cela d’ailleurs que nous nous posons la question de l’adressage : «il m’en demande plus que je peux lui donner (ce n’est pas de ma compétence)». A ce moment, paradoxalement, ce n’est pas vraiment le bon moment pour adresser car si moi j’ai « compris » quelque chose, la personne elle n’a pas compris, n’a pas entendu ce qu’elle disait au-delà de sa demande particulière.

L’adressage est aussi souvent une question de temps, il est rarement immédiat. C’est une question de travail pour l’adressant, il se construit.

 

 La prise en compte du sujet dans les dimensions qui sont les siennes, donc un sujet toujours à advenir et de ce fait qui a à faire avec sa dimension inconsciente est fondamentale. En ce sens un « bon » adressage c’est celui ou le patient sait avoir été entendu dans sa demande en tant que la formulation qu’il en a faite n’est que le reflet, le signe d’une demande plus « riche » toujours à travailler, mais aussi porteuse de l’espoir qu’elle puisse prendre sens dans son désir à lui. Le désir étant entendu comme affirmation du sujet.

 L’adressage pour être «efficace» suppose qu’il y ait ce moment synchrone entre celui qui parle et celui qui écoute, où tous les deux ont entendu la même chose. C’est sans doute cet instant- là, un peu magique de compréhension qui vient « signer » la demande et donc la possibilité d’adressage.

Ça fonctionne comme une interprétation.

Il ne s’agit pas d’une interprétation qui viendrait dire quelque chose d’un savoir sur l’autre que lui-même ignorerait (ce serait ce qu’on appelle une interprétation sauvage, qui même à être juste ne vient pas au bon moment), c’est une « compréhension » commune, une évidence à un même moment qui autorise à proposer l’adressage.

Ceux que la question intéresse pourront sur ce sujet lire ou relire le texte de Lacan : Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée.

Il est important de ne pas rater ce moment et donc de pouvoir mettre les mots qui vont permettre que cette demande puisse se prolonger ailleurs.

 

 

 

Le transfert

Le transfert, je vais dire là quelque chose d’assez peu orthodoxe, consiste en ceci dans un premier temps qu’à son interlocuteur, on adresse plus qu’une simple information et que partant on pourrait dire que la relation transférentielle est au cœur de l’échange entre les humains. Le transfert, ce n’est pas seulement l’ensemble des sentiments positifs ou négatifs que l’on projette sur son interlocuteur, c’est la capacité à reconnaître en lui celui dont on va supposer qu’il peut entendre la demande et donc lui amener un prolongement (dans le langage courant et de manière restrictive on pourrait dire celui en qui on a confiance).

Adresser à qui ?

L’adressage n’est pas une affaire à 2 soit le patient et le médecin, mais bien une affaire à 3 ou celui à qui est adressé le patient fonctionne comme SSS, grand Autre provisoirement.

A partir de cela on comprend bien qu’il est difficile d’adresser de manière générale à une institution, à moins d’imaginer, bien sûr, que l’institution soit supposée savoir et que le patient en question l’ait investie comme telle…. Conditions qui me semblent assez difficile à réunir…

Bien sûr, pour adresser, et ceci est valable que ce soit une orientation vers un psy ou vers tout autre intervenant, il faut accepter de se défaire d’une certaine relation pour en construire une nouvelle, de construire un lien autre. Ceci doit aussi être accepté par les psys pour qui ce travail d’adressage est aussi à effectuer.

 

Adresser quelqu’un simplement à une structure, à une fonction c’est la plupart du temps négliger cet aspect transférentiel qui porte non pas sur une structure (L’institution sert de tiers dans la relation) mais sur une personne identifiée, certes avec un rôle particulier, mais une personne singulière c’est pourquoi il faut pouvoir dire à celui-ci : « allez voir Mr X parce qu’au même titre que vous avez confiance en moi, moi j’ai confiance en lui pour vous aider dans ce que vous venez d’exprimer » et il ne faut pas, souvent, négliger d’ajouter « quand vous l’aurez vu, revenez me dire comment ça s’est passé et ce que vous en pensez ».

Bien évidemment le nom de la personne à qui on adresse ne suffit pas, il faut sans   aucun doute y ajouter ses « qualifications professionnelles » et autres appartenances structurelles, mais il reste dans la grande majorité des cas incontournable. Il vient renforcer cette idée qu’on a pas reçu une jeune, un mec à problème mais bien Melle Z, Mr Y, c'est-à-dire qu’on a pas reçu un symptôme, lequel évidemment serait à orienter vers une structure spécialisé dans le traitement de ce symptôme mais bien un individu particulier, un sujet que l’on doit donc adresser à un autre sujet.

Adresser ce n’est pas seulement donner une adresse au sens géographique du terme, mais encore dire que celui-ci à qui on adresse en possède, lui de l’adresse, c’est la raison pour laquelle je n’emploie pas le mot « orientation », même si celui-ci peut nous renvoyer à la désorientation dans laquelle nous a éventuellement précipité ce patient.

Le patient sera donc pris, empaqueté, dans une demande autre, celle de l’ « adressant ». Un médecin m’adresse un patient parce que celui-ci présente un symptôme « résistant ». Le patient donc viendra, du moins dans un premier temps, exposer l’impuissance du médecin à le débarrasser de ce symptôme, mais aussi éventuellement de l’espoir qu’il a d’en guérir. Pourtant s’il vient nous consulter, s’il nous a été adressé, c’est bien parce qu’il y a un au-delà du symptôme, qui peut-être l’explique (ou pas), qui vient probablement l’éclairer, en dire quelque chose. Quand je dis que le patient est empaqueté, c’est qu’il va falloir l’aider dans un premier temps à se défaire de la demande du médecin pour qu’il puisse affirmer sa demande à lui. Il n’est pas rare de constater que des patients adressés pour un symptôme particulier, ne l’évoquent que brièvement en début de prise en charge et n’en parle plus pendant longtemps… Cela tend à montrer que le patient n’est pas en tous cas aussi préoccupé de son symptôme que celui qui a adressé, ou qu’en tout cas il a plus envie d’en savoir sur lui-même…

 

A ce moment-là, on est sûr d’avoir fait de l’adressage et non pas du passage de patate chaude. Nous ne sommes pas sûrs qu’il aille se précipiter là où on l’a adressé mais nous pouvons être certains qu’il sait qu’il a été entendu et qu’il sait qu’il peut continuer à l’être.

 

Dominique Meunier, psychanalyste et psychologue clinicien.

 

 

 

ET SI JE TE DEMANDAIS LA LUNE ?

 

On m’a demandé de vous présenter un sujet sur la demande.

 Je vais tenter de le faire en 15 mn cela fait un peu court mais cela fait partie de la commande,  cette demande transporte donc vers moi,  une part de frustration dont les psys font d’habitude le commerce et cette frustration berce déjà mon cœur d’une langueur monotone. 

Mesdames, Messieurs en forme de contre don, je demande  d’ores et déjà votre asile clinique à l’issue de cette intervention !

 

Je vais vous présenter le cas d’un enfant qui vit dans notre LVA. C’est une microstructure qui dans le cadre de la protection de l’enfance accueille 7 enfants ou adolescents et ils ont entre 12 et 16 ans en ce moment. Ils sont tous placés par l’ASE de leur département  respectif et en général dans le cadre d’une mesure judiciaire. Nous sommes 5 éducateurs à partager des temps de vie avec eux. Notre support éducatif est le vivre-avec et le faire-avec. On n’a pas de cheval de Troie thérapeutique, ni d’outils particuliers, c’est un choix. On partage avec eux du temps sur de longues amplitudes horaires et si la thérapeutique vient se nicher en nos murs à quelques moments, c’est un grand pas pour l’humanité  du sujet et un petit pas de plus pour notre institution !

 

 Dans la clinique du soin éducatif, la thérapeutique ce qu’elle aime, c’est l’incognito, ses meilleurs moments, c’est quand on oublie comment elle s’appelle !!!

 Dubuffet disait la même chose au sujet de l’art brut et j’aime bien la clinique à l’état brut…

Les LVA sont nés d’une utopie portée par Fernand Deligny, Maud Mannoni, François Tosquelles et Jean Oury entre autres.

 Vivre ailleurs autrement en dehors des chemins battus. Fuir les grandes villes, repousser les murs de l’asile et prendre en soin autrement loin du consumérisme ambiant. Inventer d’autres chemins, les chemins s’inventent en marchant disait le poète Machado. Mai 68 vient cristalliser cette utopie. Mannoni dira un peu plus tard que les LVA sont au croisement de l’idéologie de Marx et de Freud, heureusement qu’elle n’a pas rajouté de Jésus et d’Einstein, on l’a échappé belle car pour le coup le mythe fondateur de notre institution aurait été un véritable chemin de croix et nous n’avons pas du tout envie d’être dans les clous comme Jésus de Nazareth !

Dans notre LVA, notre modèle c’est la psychothérapie institutionnelle et comme nous sommes suffisamment  malades, nous nous soignons tous ensemble. Nous sommes en lutte contre les forces d’inertie et de chronicisation que nous mettons en place à notre insu dans le vivre ensemble institutionnel. Une institution doit rester en permanence inachevée si elle ne veut pas symboliser la fixité bureaucratique disait Joseph Mornet, psychologue à la clinique de ST Martin de Vignogoul et nous y veillons car nous sommes  en chantier  en permanence plongés dans le Big Bang de l’intersubjectivité, des manifestations transférentielles, des projections identificatoires et des injonctions paradoxales.

 

Mowgli a 13 ans. Il vit chez nous-chez lui depuis un peu plus de 5 ans.  Il vient d’un département géographiquement éloigné.  Il a été placé en raison des mauvais traitements que lui a fait subir sa mère. Le père n’est pas connu comme la plupart des pères des enfants que nous accueillons ou si oui, ils sont en prison. Ce qui nous permet de remettre la faute sur les mères qui  aussi imparfaites qu’elles soient, elles, elles sont présentes.

 Mowgli a vécu de longues périodes attaché à une chaise, en se déféquant dessus, nourrit aux biberons et aux yaourts dans l’obscurité. Parfois sous neuroleptiques pour qu’il n’assiste pas à des scènes de l’ordre de l’indicible et de l’innommable. Son premier placement est à l’âge de 5 ans. Avant d’arriver chez nous, il est passé par plusieurs familles d’accueils  et pléthores d’établissements. Il n’a pas vu sa mère depuis 2 ans et l’a vu 3 fois en 5 ans. Les échanges sont assez pauvres et la mère qui souffre d’un syndrome de Münchhausen par procuration en profite pour s’intéresser à elle en monopolisant  la psy ou l’assistante sociale présentent lors des entretiens médiatisés.

 

Mowgli souffre de divers troubles : troubles de l’attachement, pathologie du lien, troubles du comportement et de l’humeur, troubles  de l’identité et de la personnalité, somatisation, énurésie…  A mon sens, ce n’est pas un pervers polymorphe au sens de Sigmund, même s’il rejoue avec nous toutes les situations primaires qui ont été source de trauma. Il est borderline comme il se dit dans le jargon du médico-social. Il souffre d’une psychopathologie dite limite et il a le traitement qui va avec, garanti sans huile de palme, 100% DSM ! Son langage symptomatique traduit souvent ce qu’il cherche à nous dire dans la jungle de ses     angoisses. Au premier abord, il est très attachant, fragile et vite déstabilisant car il est touchant à bord écorchant.

Alors lui au niveau de la demande c’est quelque chose ! C’est énorme…

 C’est de l’ordre de l’épuisant. D’entrée, il m’a convoqué dans le rôle de mère suffisamment bonne, oui  je sais, ce n’est pas très flatteur à l’égard de mon physique et de mon sexe. J’étais selon lui et je ne le comprenais d’ailleurs pas à l’époque, hormis le fait que je sois aussi le dirlo de la structure, celui qui dans son fantasme  était capable de répondre à tous ses besoins H24. Je ne représentais pas son père car les pères sont absents, nous l’avons vu et de toute façon le père aujourd’hui c’est celui qui demande l’autorisation à la maman comme un tout petit me disait un jour Marc Ledoux psychanalyste à la clinique de La Borde.

 

 Alors pourquoi Mowgli, ferait appel au nom du père ?

 Loin d’être idiot, il me mettait dans l’inconfortable place que je ne savais pas tenir.

 J’ai mis un temps fou à me sortir du piège dans lequel il me convoquait chaque jour pendant deux ans. « Ecoutez c’est long deux ans » disait la marionnette de Jacques Chirac dans les guignols sur canal + ! Je me souviens d’un jour où à l’issue d’une séance d’analyse de la pratique, Paul Fustier s’amusait de ce que j’avais pu dire de mes renoncements face à ses demandes répétées.

Ce jour-là, j’avais raconté en AP que j’avais acheté à Mowgli alors que j’étais en course au supermarché, une fusée en plastique qui s’expulsait par compression d’air. Je précise que le supermarché n’est paradoxalement pas l’endroit le plus difficile pour lui imposer de la castration car ce qu’il cherche est tout autre. C’est de l’ordre de l’amour, de l’adoption, du plein et ce qu’il possède n’a aucune importance pour lui. Il donne tout ce qu’il a ou sinon il le casse. Il sait faire le vide autour de lui au point de nous apparaitre parfois dans une intersidéralité questionnante.

 

J’aurais pu dire non mais 3 euros payé pour un objet à l’obsolescence programmée à 3 mn,  ont eu raison de ma détermination à dire non pour la 30ème fois de la journée. Je me disais que cela pouvait paraitre cher, cela faisait 1 euro la minute mais la clinique du sujet ne doit pas souffrir de petites économies. Je m’étais alors encore trouvé là, une excuse imparable !

En rentrant, il lui fallait essayer l’objet et dire aux autres que c’était moi qui lui avait acheté. Mowgli en bon maître chanteur polymorphique corse aime faire ‘chanter’ les autres à plusieurs voix en se revendiquant comme mon fayot. Cette situation clairement énoncée par Mowgli a souvent été source de conflits ou de discussions appuyées entre enfants et adultes. En plus de me convoquer dans ce rôle supposé de mère, il en profitait pour me mettre en difficulté dans le groupe. La mère suffisamment bonne que je n’étais pas venait se confronter en moi à celle qui était insuffisamment mauvaise et je passais discrètement ma colère sur oncle Donald… Car Winnicott c’est mon objet transitionnel. J’ai une cible avec sa photo et j’y balance un tas de projectiles quand j’en ai vraiment besoin…

Ce jour-là, je lui avais demandé dix fois d’expulser sa fusée, expression phallique d’une de ses nombreuses obsessions, au plus loin de la maison pour ne pas qu’elle retombe sur le toit, perché à 8m.

 3 fois je suis monté malgré mes dires de ne pas le faire, sur le toit avec l’échelle pour la rechercher en rageant contre lui et cet objet programmé à ma propre obsolescence transférentielle et éducative ! Je l’ai fait sous les ricanements de mes collègues qui n’ont à aucun moment pris le relais, ce qui est  pourtant notre habitude quand l’un de nous est en difficulté relationnelle.

 Je l’ai fait aussi sous la huée des autres enfants pour qui ma parole non tenue, venait confirmer la place de fayot que Mowgli avait dit avoir auprès de mon ministère clinique en décomposition avancée. C’était maintenant certain, dans leur fantasme groupal, ils se persuadaient que le père Jacquot n’aurait jamais fait cela pour eux !

 Il faut savoir donner de soi pour accoucher d’un groupe solidaire d’enfants aux troubles multiples et qui ont la fâcheuse tendance à refuser toute implication collégiale. Je sais, je positive comme je peux encore et encore, ce n’est que le début d’accord d’accord !

 J’avais le moi-peau en lambeaux. J’étais furax contre moi-même et puis contre les autres. Je ne parle pas du grand Autre qui n’est de toute façon jamais là quand on a besoin de lui mais de mes collègues qui se jouaient eux aussi de moi.

 

Ces renoncements auraient pu pourtant me faire passer de la place de mère à celle de père (à cause du coup de l’échelle à 8m, je me disais c’est un truc de mec pour sûr !) mais sur le coup, j’avais l’impression de m’être comporté plutôt comme un grand parent, le genre papi gâteaux venant insidieusement détourner ce qui avait été décidé par l’équipe de parent non parent, de famille non famille en réunion. Je m’étais auto exclu du pacte qu’on était censé avoir. Je m’inscrivais dans un faux self institutionnel.

 Encore merci à toi Donald dubble W avec toi la vie, elle est comme avec un vrai faux frère institutionnel !

Paul Fustier s’étonnait que ma narration n’ait pas provoqué plus de conflits dans cette réunion. D’après-lui dans les institutions où il faisait l’AP, un tel aveu surtout de la part du directeur ou d’un chef de service aurait entrainé une volée de bois verts. Lui aussi ricanait doucement en replaçant sa mèche de cheveux rebelle d’un coup de tête nabilesque « non mais allo quoi, un truc pareil en analyse de la pratique ??? ».

Ce n’est pas tant ce que Mowgli demande qui est important, c’est à celui à qui s’adresse la demande et le traitement qu’il va en être fait qui est important. La demande c’est à la fois de l’angoisse et de l’amour qui s’adresse à un sujet supposé savoir y répondre H24 dans le cas de Mowgli. Cette demande cherche à combler du vide, un vide qui semble être un appel à la dévotion maternelle.

 

 Je dois alors bricoler du possible, tricoter de l’acceptable dans le refus que je vais forcément  lui signifier. Dans le jeu du ni oui ni non dans lequel il me convoque, je n’ai pas de solution pour le contenir. Je sais différer la crise mais je ne sais pas l’empêcher. Si je dis oui à un moment, il s’arrange toute suite pour faire une nouvelle demande encore plus irréalisable. C’est comme si à chaque fois, il attendait un non, l’autorisant et légitimant la crise. Sa demande devient  un langage symptomatique qui vient buter contre une réalité qui lui est inacceptable et là j’ai beau chercher, je n’ai rien à lui proposer en autre. Je suis impuissant face à l’impuissance de cet autre qui m’échappe. Jean Cartry me disait, il faut savoir faire le deuil de cette toute-puissance à  vouloir changer l’autre à tout prix et je m’en arrange bien aujourd’hui. Après avoir dit cela, on n’est pas plus avancé, je vous l’accorde.

 A chaque fois c’est pareil, il sort de la pièce,  il part en rage, renverse tout sur son passage, bibliothèque, décorations, explose un mur de Placoplatre, détruit une partie du mobilier de sa chambre, sort à moitié nu dans la neige ou sur la route du village, se griffe le visage, casse ses lunettes… Pour ce qui est des lunettes, je n’ai pas trouvé d’interlocuteur suffisamment bon à la CMU pour comprendre qu’il lui en fallait au moins 4 paires par an ! Une fois, on m’a dit que je devais changer de métier si je ne savais pas élever les enfants dans le droit chemin.

Les demandes de Mowgli sont multiples et variées et ressemblent tantôt à un bottin de Paris tantôt à un inventaire à la Prévert et finalement  pour finir toujours aux sanglots longs des violons de l’automne.

 

Pour le coup avec lui, je me trouve dans le transfert et le contre transfert.  Dans cette position énigmative et imprévue de transporter des passagers clandestins. Combien de fois ai-je vu ma mère débarquer à mon insu puisqu’il me convoquait dans le rôle de mère, parler avec sa mère sur le théâtre du transfert dans notre discussion en cours ? Le pire était quand elles se trouvaient entre elles des affinités, cela m’était insupportable !  Le théâtre du transfert est un terreau propre aux germinations les plus fécondes et improbables et c’est à partir de là que commence la clinique du quotidien.

La demande avec Mowgli s’appuie sur des carences affectives précoces que nous ne pourrons jamais remplir, ni totalement réparer. La tentation de combler du vide par du plein est une illusion dangereuse, consumériste et de résultat qui entraine en général  de la sidération et pour finir toujours de la violence. Aussi paradoxal que cela soit, c’est très violent pour le sujet que de vouloir combler son propre vide par du plein.

 Du plein de vide en fait car notre position me semble-t-il ne peut s’inscrire qu’en creux et dans le manque.

La demande pour Mowgli, c’est la porte ou plutôt le vasistas pour rentrer en relation. C’est un prétexte relationnel.  Et puis vasistas vient de Was ist das, qu’est-ce que c’est, dans la langue de Freud.

 

Qu’est-ce que c’est qui me fait te demander la lune ou de m’adresser à toi comme si tu pouvais le faire ? Alors je sais que c’est parce ce que c’est moi qui suis là et lui fait face dans ce rôle de parent-non parent dans cette famille non famille ; un type énigmatique qui fait comme si mais qui n’est pas et qui en fin de compte est sa seule adresse dans la perte et le manque.  Je suis une énigme pour lui, je ne m’effondre pas, je ne le maltraite pas et cette énigme qu’il interroge chaque jour lui impose à son insu un travail de symbolisation qui parfois arrive à contenir certains passages à l’acte. Il y a plein de moments où Mowgli semble aller plutôt bien où le train de ses demandes s’arrête en gare de ce qui vient  parfois faire sens dans ce qu’il cherche à nous dire et dans les réponses non réponses que nous lui apportons.

 

 Je sais toutefois  une chose, c’est que si je l’emmenais sur la lune, après avoir posé un pied sur terre au retour, Mowgli me demanderait «  et maintenant qu’est-ce qu’on fait, t’as prévu quoi comme activités ? ». Et comme je me serais sans doute prévu des vacances après un tel voyage, il me demanderait en en appelant encore au plein de l’emmener avec lui !

 J’ai trop envie pour finir cette discussion de rajouter cette phrase de Nietzche que j’adore et qui illustre bien mon propos sur cette question de la demande avec Mowgli.

« Il faut du chaos à l’univers pour accoucher d’une étoile qui danse. ».

 

 Mais je préfère terminer mon intervention en vous racontant une dernière petite anecdote au sujet de Mowgli et qui vient bien interroger la question de la demande mais cette fois sous un angle à peine diffèrent. Il y a environ 15 jours, un dimanche en fin d’après-midi, Mowgli revient au LVA après un petit tour dans le village lourdement chargé d’un gros potiron. Mon collègue lui demande d’où il provient sans pouvoir obtenir de réponse sinon celle d’un passage par la crise car il le soupçonne de l’avoir volé dans un jardin.

Le lendemain, l’institutrice du village nous appelle en demandant si un certain Mowgli est bien dans notre LVA. Elle nous dit que le potiron planté par ses élèves dans le jardin pédagogique de l’école primaire a disparu et que sous un petit tas de pierres mis à la place du potiron, les enfants ont trouvé un mystérieux message.

Je vous le lis : POUR L’ECOLE

On a pris la citrouille de l’école et elle est au Lieu de vie la bergeronnette.

Concacter nous au 03 85 72 38 89

J’espère que ça vous me fait pas trop de problèmes

Appelez Mowgli

 Suivi pour finir de sa plus belle signature !

Un M qui veut dire maudit… Non Mowgli !

Ceci n’est pas un lapsus aurait pu peindre Magritte, un soir de plénitude clinique…

 

Eric Jacquot, responsable du LVA « La bergeronnette »

 

22 décembre 2014

Assemblée générale ACLIS 74

Compte rendu de l’assemblée générale d’ACLIS 74

Le 13 décembre 2014, salle Saint Eloi, 74700 Sallanches

 

Présents : 16 personnes

Ordre du jour : Rapport moral et financier (Pierre Hattermann et Guillaume Peugnet)

Renouvellement du bureau de l’association.

Bilan et perspectives

 

Rapport financier : Il sera très succinct compte tenu de nos rares fluctuations financières et de notre maigre trésorerie. Une vingtaine d’adhésions ont été encaissées en 2014. Nos frais ont légèrement dépassés nos produits financiers, il y a 20 € de déficit et une dette à l’égard de Mme Isabelle Guer. Les recettes d’aujourd’hui combleront ce déficit, et nous repartons sur des bases nouvelles en 2015.

Rapport moral : Pour une première année d’existence, il y a la satisfaction d’un vrai travail accompli. Un travail clinique, certes, mais aussi un travail sur la groupalité : les petits groupes de travail qui évoquent les cartels de Lacan, le grand groupe du « tour de la question »… un travail de lien social, il y eu même des expériences d’écriture collective ! Cette journée d’études, malgré le nombre modeste (environ 35 personnes ?) est une réussite, les interventions ne furent jamais ennuyeuses ou jargonnantes, le climat relationnel fut d’une rare qualité. Une bonne journée pour se ressourcer et clore l’année.

Nous avons eu en 2014 des difficultés à bien faire fonctionner le bureau. Pour 2015, nous nous engageons à des réunions trimestrielles, couplées avec d’autres temps de rencontre, tels que « le tour de la question ».

Il y a dans les groupes le désir de continuer le travail, et il y a aussi la question de notre thématique de 2015. Nous proposons aux groupes de se retrouver en janvier ou février, et d’y réfléchir. Nous prévoyons un regroupement plus important dans le courant du mois de mars. Ce processus de recherche collective, qui consiste à chercher des réponses à une question que l’on se pose, ces échanges entre nous qui aboutissent à l’écriture, et à la transmission publique, journées d’études, colloques, articles sur internet via le blog, tout cela permet peut être de dire que cette jeune association est un lieu praxique. Nous prévoyons également d’effectuer les démarches afin d’obtenir un numéro de formateur.

Renouvellement du bureau : Jean François démissionne du statut de secrétaire adjoint, Guillaume voudrait démissionner du statut de trésorier, mais veut rester au sein du bureau.

Le bureau s’élargit par l’arrivée d’Armelle et de Sébastien.

Composition du bureau :

Pierre, président ; Isabelle, vice-présidente ; Sergio, secrétaire ; Guillaume, secrétaire adjoint ; Armelle, trésorière ; et Sébastien, chargé de communication.

L’assemblée générale se termina à 17h30.

 

Pour le bureau d’ACLIS 74, Serge DIDELET, secrétaire.

 

21 novembre 2014

Journée d'études sur "la demande" organisée par ACLIS 74

Organiser une journée d’étude autour de « la » demande laisse supposer que derrière les demandes multiples auxquelles sont confrontés les professionnels de la relation intersubjective se tient une demande, la « mère » de toutes les demandes, demande originelle que les psychanalystes ont identifié comme demande d’amour.

Ce thème de la demande mis au goût du jour par les psys, jusqu’à la caricature, quand l’absence de demande manifeste sert d’alibi à l’inaction, demande, justement, à être restitué et resitué dans toute son acuité. Il n’y a pas de sujet sans demande, il n’y a pas de demande sans sujet.

 La préoccupation d’ACLIS 74 est la place du sujet dans le social. Compte-tenu de l’apport de la psychanalyse, cette préoccupation doit prendre en compte les parts conscientes et inconscientes de la demande d’un sujet désirant.

Les acteurs des champs thérapeutiques, pédagogiques, éducatifs, psychanalytiques sont confrontés à  des demandes multiformes parfois contradictoires, voire paradoxales, celles des autres acteurs de ces champs…et les leurs.

Pour tenter d’y voir plus clair nous avons constitué des groupes de travail qui se sont attachés à clarifier certains aspects de la demande :

- Demande et contrainte, lorsque la demande première n’est pas celle du sujet mais d’un tiers « contraignant »,

- Demande du sujet dans le milieu hospitalier alors que la médecine privilégie la prise en charge somatique,

- Enfin les paradoxes de la demande lorsque les demandes concernant un sujet, outre la sienne, émanent de différentes institutions dont les finalités diffèrent : soins, éducation, insertion…

Sera également abordé le caractère ambivalent de la demande et son rapport au manque ainsi que les conséquences de la tentation d’apporter une réponse « comblante » à ce manque.

 

Programme de la journée

9h30  Accueil des participants

10h00 – 10h15 Présentation d’ACLIS 74 - Pierre Hattermann

10h15–11h15 Groupe de travail « Demande et institution » - Isabelle Guer

« De la crise à la chrysalide ... » L'accueil de la crise suicidaire en service hospitalier. Histoire d'une rencontre avec la subjectivité - Isabelle Morlion

« Ruer dans les brancards », quelle clinique possible à l’hôpital général ? - Isabelle Guer

11h15-11h30 Pause

11h30-12h00 « De la demande à l’adressage » - Dominique Meunier

12h00 - 13h30 Repas

13H30 - 14h00 « Et si je te demandais la lune » - Éric Jacquot

14H00 - 14h30 Groupe de travail « Demande et contrainte » - Jean-François Viller

14h30- 15h30 Groupe de travail « Les paradoxes de la demande » - Guillaume Peugnet

  « Plaidoyer pour une prise en compte de l’institution dans la relation intersubjective. Vers une pédagogie clinique du lien social » - Guillaume Peugnet

« Quand la demande d’aide rencontre le dévouement, ou : l’enfer est pavé de bonnes intentions » - Pierre Hattermann

15h30 – 15h45  Pause

15h45 – 16h30 Assemblée générale d’ACLIS 74

Entrée : 10 euros     Adhésion : 15 euros + entrée gratuite

Renseignements 04.50.47.91.37 ou 06.29.18.37.07

 

 

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19 juillet 2014

Besoin, désir et demande: un débroussaillage théorique

La demande est la thématique choisie par l’A.C.L.I.S. en cette année 2014, elle doit même être l’objet de notre premier colloque de décembre. L’usage de ce signifiant est caractéristique de la psychanalyse d’orientation freudo-lacanienne, et toute cure analytique s’origine dans cette demande d’un analysant. Le déroulement de ce long parcours qu’est l’analyse – cette cinquième saison évoquée par J.B. Pontalis- est celui de la transformation de cette demande du sujet, dont celui qui l’adresse, bien souvent au début, sur le registre de la plainte, comprend peu à peu qu’il s’agit d’une affaire entre lui et son désir. A la plainte, dont la demande est l’expression la plus courante, se substitue l’émergence d’un désir assumant de plus en plus cette conscientisation de n’avoir point d’aide à attendre de l’autre [l’analyste], ni à demander, ni à recevoir. Pour comprendre l’évolution de cette demande (du désir de reconnaissance à la reconnaissance du désir), nous évoquerons la situation de détresse dans laquelle se retrouve l’infans, alors qu’il est complètement dépendant de son environnement humain pour satisfaire ses besoins élémentaires. Le petit enfant crie avant de parler. C’est par ce cri qu’il va appeler sa mère, à savoir un cri qui s’organise dès lors dans le système symbolique, ce qui nous montre en passant que le symbolique n’est pas synonyme – au départ – du linguistique : cette inscription dans le symbolique est pourtant la condition primordiale pour l’enfant de sa survie. Nous verrons plus tard que l’inscription dans ce symbolique se substitue à la satisfaction des besoins élémentaires, et de ce fait, inverse les priorités.

Si les besoins biologiques (manger, boire, dormir) peuvent être satisfaits facilement dès lors qu’il y a un(e) autre qui y répond, le désir d’être aimé est plus difficile à satisfaire, et il en sera ainsi tout au long de la vie. Le désir d’aimer et d’être aimé en retour subsistera, même après la satisfaction des besoins biologiques : l’homme ne se nourrit pas que de pain…

Ainsi, le petit d’homme, cet infans hétéronome, sera marqué dès l’aube de sa vie par le manque à être, et c’est ce manque qui peut s’entendre dans la demande de l’analysant à son analyste : « Par l’intermédiaire de la demande, tout le passé s’entrouvre jusqu’au fin fonds de la première enfance. Demander, le sujet n’a jamais fait que ça, il n’a pu vivre que par ça, et nous [les psychanalystes] prenons la suite »[1]

Or, la suite, c’est cette cinquième saison, le long parcours de la cure analytique et « à mesure qu’elle se développe, l’analyste a affaire, tour à tour, à toutes les articulations de la demande du sujet »[2]. Ainsi, l’analyste est celui qui supporte cette demande afin « que reparaissent les signifiants où sa frustration est retenue »[3].

La demande fait partie de ces concepts à tiroirs qui évoquent les poupées russes, si l’on interroge le concept de demande, aussitôt sont convoqués d’autres concepts : désir, besoin, pulsion, sublimation, fantasme, et expérience de satisfaction. Il faudrait pour ce faire écrire un texte volumineux, il dépasserait les limites de l’objectif présent, à savoir un modeste débroussaillage, une déambulation psychanalytique à partir de ces trois notions-clé : besoin, désir, et demande. Il s’agit dès lors de ne pas perdre le nord et tracer des chemins de traverse hypothétiques. Cela procède de la déconstruction (Marx, Derrida, Karsz) : déconstruire n’a rien à voir avec détruire, cela signifie seulement identifier les composantes d’une structure théorique, dépasser les évidences aveuglantes, en repérer les articulations, mettre à plat, souligner une trajectoire conceptuelle, comprendre les associations de ses parties entre elles, les enjeux dans la clinique. Il s’agit d’un travail de référence, de questionnement, qui ne se veut en aucun cas fermé sur lui-même. Il s’agit « d’inventorier les matériaux ayant contribué à cette (dé)construction, de refaire à l’envers le processus aboutissant à la mise en place de cet objet, remonter de l’évidence aux conditions qui la rendent aveuglantes[4].

Revenons à notre objet… Avant le désir, il y a le besoin, enfin…chronologiquement s’entend.

« Freud n’identifie pas le besoin au désir : le besoin, né d’un état de tension interne, trouve sa satisfaction par l’action spécifique qui procure l’objet adéquat (nourriture, par exemple) ; le désir est indissolublement lié à des traces mnésiques, et trouve un accomplissement dans la reproduction hallucinatoire des perceptions devenues des signes de cette satisfaction »[5].

La triple problématique qui s’articule entre besoin, désir et demande s’origine dans la conception freudienne des premières expériences de satisfaction. Cette mise en perspective développée par Freud est fondamentale pour  quiconque a un intérêt pour la psychanalyse comme praxis. Elle s’origine principalement dans deux textes importants : l’esquisse d’une psychologie scientifique (Entwurf, 1895), et le chapitre VII de l’interprétation des rêves (die Traumdetung, 1900). L’expérience de satisfaction est en rapport avec la situation de détresse originelle de l’infans, consubstantielle à sa situation d’hétéronomie. La constitution première de l’enfant induit son  incapacité d’agir afin de supprimer les tensions nées du besoin, résultant de l’afflux des excitations endogènes (faim, soif…). Cette situation de dépendance nécessite l’action d’une autre personne par l’apport de nourriture, ce qui supprime la tension endogène primitive et la sensation de déplaisir (Unlust) causée par le besoin. Cette expérience dite de satisfaction (Freud) entraînera trois conséquences :

-         La satisfaction, qui relève d’un pur besoin s’originant dans une pulsion endogène, est reliée à l’image de l’objet qui a procuré cette satisfaction. Ainsi, lorsqu’un nouvel état tensionnel émerge, l’image objectale est à nouveau investie. A ce stade précoce du développement, l’enfant n’est pas en capacité de discerner si l’objet cause du désir est réellement présent.  Cet investissement s’apparente à la perception, mais il peut s’agir aussi d’une perception hallucinée. Cette expérience primitive laissera une trace mnésique au niveau de l’appareil psychique, car la satisfaction du besoin va être liée à l’image/perception de l’objet désiré. Cette trace mnésique constituera le représentant du processus pulsionnel. Si nous parlons de perception hallucinée, c’est parce que l’infans, à ce stade, confondra l’évocation mnésique de la satisfaction passée avec la perception du désir actuel. Il s’agira donc d’une confusion entre le représentant de l’objet (la trace mnésique) et l’objet réel, seul capable de satisfaire le besoin de la pulsion endogène.

 

-         Ce qui constitue cette expérience fondera le désir. Ce dernier s’origine dans une recherche de satisfaction réelle, mais il est constitué par une hallucination primitive.

 

-         La formation moique du sujet corrigera par la suite cette indifférenciation entre hallucination et perception. Le moi est une instance régulatrice et inhibitrice, il empêchera que l’image réinvestie de l’objet de satisfaction soit trop prégnant. « Ce n’est qu’après une certaine répétition des expériences successives de satisfaction que l’image mnésique de la satisfaction sera distinguée de la satisfaction réelle. Corrélativement, l’enfant va utiliser cette image mnésique pour orienter ses recherches vers l’objet réel de satisfaction, dans la mesure où cet objet réel est supposé conforme à l’image mnésique. Du même coup, l’image mnésique se constituera comme le modèle de ce qui va être recherché dans la réalité pour satisfaire la pulsion »[6].

 

Ainsi, l’image mnésique d’une perception (réelle ou hallucinée) s’associera avec la trace mnésique de l’excitation endogène générée par le besoin. Aussitôt que ce besoin réapparaitra, se produira une motion pulsionnelle cherchant à réinvestir l’image mnésique, c’est-à-dire à rechercher les conditions de la première expérience de satisfaction. Cette motion pulsionnelle est le désir, il se distingue du besoin, Lacan disait que « le désir s’ébauchait dans la marge où la demande se déchirait du besoin »[7]. Freud, lui-même, et c’est remarquable dès ses premiers écrits,  ne confondait pas désir et besoin, le besoin, naissant d’une excitation endogène, trouve sa satisfaction par une action adéquate qui procure l’objet manquant (nourriture, par exemple). Le besoin est une tension organique provenant toujours d’un manque, et il traduit la nécessité d’un retour à l’équilibre par la satisfaction. Le besoin est d’origine somatique, il cherche sa satisfaction par l’obtention d’un objet spécifique, pour le petit enfant, cela pourra être le sein maternel, par exemple. La demande est une adresse à l’Autre, si elle concerne un objet spécifique, ce dernier n’est pas essentiel, car la demande dissimule en fait une demande d’amour, le désir d’être aimé subsistant bien après la satisfaction des besoins. Le désir d’amour est insatiable. La demande est la manifestation symbolique d’un manque originel et consubstantiel à l’humain, quant au désir – un concept-clé de la psychanalyse – il s’origine de l’écart entre le besoin et la demande, il ne peut se réduire au besoin, car le désir n’est pas en relation avec un objet réel, « c’est ce que nous dit Freud. Prenez le texte : pour ce qui est de l’objet dans la pulsion, qu’on sache bien qu’il n’a, à proprement parler, aucune importance. Il est totalement indifférent. »[8]. Le désir est impérieux et irréductible à la demande, il cherchera de toutes ses forces à s’imposer, il exigera d’être reconnu, il s’imposera à l’autre, et à l’Autre. Certaines audiences des tribunaux illustreraient bien le caractère impérieux de cette reconnaissance du désir du sujet, lorsque ce dernier veut s’imposer à l’autre, lorsque le sujet est assujetti à ses pulsions. Le désir a la Chose (Freud) comme pôle attractif, ou encore ce que Lacan appellera plus tard l’objet @[9], représentation symbolique des divers objets partiels des pulsions, découlant de ce même désir. Le désir est toujours en relation au manque à être, et s’il semble être en phase avec un objet, il ne s’agit que d’une illusion imaginaire. Le désir est inconscient, il ne sait pas ce qu’il désire, ses objets sont pluriels et interchangeables. Ne pas céder sur son désir (Lacan) est un impératif dangereux s’il est mal compris par le sujet, il peut même être antinomique à la Loi, ce qui nous autorise à penser que la sublimation est une nécessité absolue pour le sujet en proie à son désir, même si elle n’est pas le projet du désir. « En d’autres termes, pour l’instant, je ne baise pas, je vous parle, et bien ! Je peux avoir exactement la même satisfaction que si je baisais. C’est ce que ça veut dire. C’est ce qui se pose, d’ailleurs, la question de savoir si effectivement je baise. Entre ces deux termes s’établit une extrême antinomie qui nous rappelle que l’usage de la fonction de la pulsion n’a pour d’autre portée que de mettre en question ce qu’il en est de la satisfaction »[10].

Pour Freud, la pulsion est un concept fondamental de la psychanalyse, et ses composantes principales s’originent dans les sources d’excitation endogènes de l’organisme, avec l’impossibilité d’en venir à bout par la fuite. « Si, en nous plaçant d’un point de vue biologique, nous considérons maintenant la vie psychique, le concept de pulsion nous apparait comme un concept limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des excitations, issues de l’intérieur du corps, et parvenant au psychisme comme une mesure de l’exigence de travail qui est imposée au psychique en conséquence de la liaison au corporel »[11]. Dans le séminaire XI, les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan portera une extrême attention au concept de pulsion en partant des quatre paramètres élaborés par Freud : la poussée, comme facteur moteur et actif, le but, qui est toujours la satisfaction, l’objet, qui est ce en quoi et par quoi la pulsion peut atteindre son but, et la source, c’est-à-dire le processus somatique se localisant dans une partie du corps et dont l’excitation est représentée dans la vie psychique par la pulsion. Comme Freud, Lacan distinguera la pulsion du besoin. Si le but de la pulsion est d’arriver à la satisfaction, Lacan portera beaucoup d’attention à la sublimation, au final peu élaborée par Freud.[12] La sublimation est un des destins possibles de la pulsion, mais une pulsion inhibée quant à son but, et qui trouverait une solution satisfaisante dans le détournement, et de ce fait, éviterait le refoulement. Ainsi, pour Lacan, la pulsion ne serait pas nécessairement satisfaite par son objet : « il est clair que ceux à qui nous avons affaire, les patients, ne se satisfont pas, comme on dit, de ce qu’ils sont. Et pourtant, nous savons que tout ce qu’ils sont, tout ce qu’ils vivent, leurs symptômes même, relève de la satisfaction. Ils satisfont quelque chose qui va sans doute à l’encontre de ce dont ils pourraient se satisfaire, ou peut être mieux, ils satisfont à quelque chose. Ils ne se contentent pas de leur état, mais quand même, en étant dans cet état si peu contentatif, ils se contentent. Toute la question est de savoir qu’est-ce que c’est que ce « se » qui est là contenté ».[13]

En écrivant ce texte, moi-même, je me contente : illustration in situ de la sublimation, c’est-à-dire la pulsion détournée de son but.

Avec l’aide posthume de Lacan, tout cela nous permet d’énoncer qu’il ne saurait y avoir de satisfaction du désir dans la réalité, et que l’objet pulsionnel est un objet métonymique. La dimension désirante est une réalité psychique, il s’agit de la pulsion en acte (ou motion pulsionnelle) qui trouvera un objet de satisfaction ou non, mais le désir n’aura pas d’objet adéquat dans la réalité, les objets pourront être divers, et il sera même nécessaire qu’ils soient interchangeables pour qu’une satisfaction soit possible, et que, selon l’adage, faute de grives on puisse se contenter des merles. Par conséquent, l’objet pulsionnel qui serait en capacité d’apporter une satisfaction au sujet ne sera pas l’objet du besoin. Cet objet sera celui du désir, cet objet désigné comme l’objet @, à la fois objet perdu et objet cause du désir. La formalisation de cet objet @ apparait comme une nécessité épistémologique pour Lacan dans son séminaire X sur l’angoisse. L’objet @ ne peut pas être nommé, il échappe à toute nomination, et cette impossibilité rejoint un autre impossible, sa représentation en image. Il est innommable, irreprésentable, inimaginable, imperceptible, et indescriptible. Cet objet @ n’existe pas dans la réalité, il est l’objet en moins, et son sens ne peut s’attraper que de ses effets. Lacan a décliné deux versions de l’objet @ : la première version est l’objet @ comme objet du désir, c’est l’agalma, c’est-à-dire l’objet de l’amour. La deuxième version est celle de l’objet cause du désir, à savoir l’objet comme causant un sujet désirant. Cette seconde version prendra de plus en plus d’importance tout au long du développement théorique de Lacan, il ne s’agira plus d’amalgama, mais de paléa, le reste, se déduisant d’être la cause du sujet désirant. Il y a cinq versions de l’objet qui s’articulent à autant de pulsions : orale, anale, scopique, invoquante, et phallique, inventaire hétérogène des causes du désir.

L’objet @ est l’écriture d’un signe, une création, un semblant d’être qui n’a pas de substance, la marque de l’assujettissement de la jouissance à la structure du langage.

Cet objet @, recherché désespérément par le névrosé, car manquant, sera ignoré par le psychotique qui lui, l’a dans la poche. Cet objet manquant fera structure de béance, trou, symbolisation de la perte, que n’importe quel objet partiel pourra venir tenter de combler plus ou moins partiellement, car il y aura toujours un manque, une insatisfaction (pour le comprendre, voir du côté de la tristesse post-coïtale, appelée aussi « petite mort »). Par conséquent, si le désir semble se référer à un objet, ce sera toujours au prix d’une illusion, en relation avec ce manque irréductible. Le désir ne sait pas ce qu’il désire, le désir évoqué par Lacan est un désir inconscient, et cet objet du désir est infini, il se situe au-delà de tout objet imaginable. Ainsi, si la sublimation est un destin possible de la pulsion et une nécessité absolue du désir, elle ne sera pas le projet du désir inconscient. Les commentateurs de Lacan ont beaucoup glosé et souvent de façon contradictoire à propos de la formule : « le désir est le désir de l’autre ». Il semble nécessaire de se garder de traiter le désir comme une pulsion, même si cela en découle, et même s’il est courant d’avoir l’autre comme objet. « C’est que le Moi humain, c’est l’autre, et qu’au départ le sujet est plus proche de la forme de l’autre que du surgissement de sa propre tendance. Il est à l’origine collection incohérente de désirs – c’est là le vrai sens de l’expression « corps morcelé »- et la première synthèse de l’ego est essentiellement alter ego, elle est aliénée. Le sujet humain désirant se constitue autour d’un centre qui est l’autre en tant qu’il lui donne son unité, et le premier abord qu’il a de l’objet, c’est l’objet en tant qu’objet du désir de l’autre. »[14] Lacan demande d’entendre cette formulation autrement, l’Autre ne serait pas l’autre, l’alter-ego, le semblable, pris dans la relation imaginaire du processus hétéromorphique, mais l’Autre, comme lieu symbolique de la Loi, de la parole et du langage, l’Autre qui fait tiers, l’Autre qui est reconnu mais non connu, l’Autre énigmatique, le grand Autre. « Cette distinction de l’Autre avec un grand A, c’est-à-dire de l’Autre en tant qu’il n’est pas connu, et de l’autre avec un petit a, c’est-à-dire de l’autre qui est moi, source de toute connaissance, est fondamentale. »[15]

De ce fait, tout objet du désir est un leurre imaginaire. Le désir, à travers sa quête d’objets interchangeables, ne cherche au bout du compte que la Chose (das Ding) qui n’a pas de représentant, qui n’est pas un but, et qui ne sera jamais atteint, mais autour duquel la pulsion tournera. La Chose est l’objet qui aimante le désir : « Il fait la preuve que quelque chose, après tout est bien là, qui, jusqu’à un certain degré peut servir. Servir à quoi ? A rien d’autre qu’à référer par rapport à ce monde de souhaits et d’attentes, orienté vers ce qui servira à l’occasion à atteindre das Ding. Cet objet sera là quand toutes les conditions seront remplies, au bout du compte. Bien entendu, il est clair que ce qu’il s’agit de trouver ne peut pas être retrouvé. C’est de sa nature que l’objet est perdu comme tel. Il ne sera jamais retrouvé. Quelque chose est là en attendant mieux, ou en attendant pire, mais en attendant. »[16]

L’originalité théorique de la psychanalyse freudo-lacanienne sera notamment d’identifier das Ding au corps de la mère (ou au placenta ?), objet irrémédiablement perdu et inter- dit par la prohibition de l’inceste, selon la métaphore du Nom du père. L’autre qui est la mère, intervenant en réponse à la demande de l’infans référera celui-ci au système symbolique, et s’investira elle-même comme un(e) autre occupant une place privilégiée : celle de l’Autre absolu, qui assujettira l’enfant à l’univers de ses signifiants. « Avec cette demande, s’amorcera la communication symbolique avec l’Autre qui trouvera ultérieurement son aboutissement à travers la métaphore du Nom du père, dans la maîtrise du langage articulé. Par cette demande, l’enfant témoigne de son entrée dans l’univers du désir dont il apparait, comme le formule Lacan, qu’il s’inscrit toujours entre la demande et le besoin. Si la demande est avant tout expression du désir, elle est immédiatement double. Par-delà la demande de satisfaction du besoin, se profile la demande de « l’en-plus » qui est avant tout demande d’amour. »[17]

Cette demande d’amour adressée à la mère a un caractère exclusif et impérieux, l’infans désire être l’unique objet du désir de l’Autre à qui la demande s’adresse, et qui va satisfaire ses besoins. « En d’autres termes, ce désir du désir de l’Autre s’incarne dans le désir d’une retrouvaille de la satisfaction originaire où l’enfant a été comblé sur le mode de jouir sans l’avoir demandé ni attendu. De fait, le caractère unique de cette jouissance procède de son immédiateté dans l’expérience première de satisfaction où elle n’est précisément pas médiatisée par une demande. En sorte que dès la seconde expérience de satisfaction, la médiation de la demande confronte l’enfant à l’ordre de la perte. Quelque chose a en effet chuté dans la différence qui s’instaure entre ce qui est donné immédiatement à l’enfant sans médiation psychique, et ce qui lui est donné médiatement comme devant être demandé. »[18]

Par conséquent, dès la seconde expérience de satisfaction, l’enfant va se retrouver dès lors pris dans l’asservissement (nécessaire) au langage, c’est-à-dire au symbolique qui donne sens de par cette médiation, à la demande. Il lui sera nécessaire, et à chaque fois, et tout au long de la vie, de demander, afin de pouvoir faire entendre à l’autre son désir.

« Or, la médiation de la nomination introduit une inadéquation entre ce qui est désiré fondamentalement et ce qui s’en fait entendre dans la demande. C’est cette inadéquation qui mesure d’ailleurs l’impossible retrouvaille de la jouissance première avec l’Autre. Cet Autre qui a fait jouir l’enfant, pour autant qu’il soit recherché et que sa rencontre soit attendue, reste inaccessible et perdu comme tel, en raison de la césure introduite par la demande. Aussi bien cet Autre devient-il la Chose dont l’enfant désire le désir, mais qu’aucune de ses demandes où s’étaye ce désir, ne pourra jamais signifier adéquatement. La Chose est innommable et son essence est vouée à une impossible saturation symbolique, dans la mesure même où le fait de la désignation entérine le rapport impossible à la chose ; et plus la demande se déploie, plus se creuse cet écart avec la Chose »[19]. Lacan identifie la Mère à la Chose, c’est-à-dire l’objet perdu de la jouissance première qui déclenche le désir. Le désir est marqué par le manque et il sera toujours le désir d’autre chose, et comme nous l’avons vu, le désir est métonymique, ses objets interchangeables. Le désir se fait par force captif du langage, le sujet est dans la nécessité de s’aliéner à l’ordre symbolique afin d’exister. « Or, il convient de rappeler que c’est dans la plus ancienne demande que se produit l’identification primaire, celle qui s’opère de la toute-puissance maternelle, à savoir celle qui non seulement suspend à l’appareil signifiant la satisfaction des besoins, mais qui les morcelle, les filtre, les modèle aux défilés de la structure du signifiant ».[20] Le symbolique rend possible l’absence, il est le meurtrier de la Chose… un meurtre nécessaire : le sujet non dupe aux signifiants se condamne à l’errance de la psychose, ou à la forteresse vide (Bettelheim) de l’autisme.

 

Par la demande du tout-petit articulée en phonèmes (lalangue), ces émissions vocales des bébés manifestant la prise première dans la langue dite maternelle, l’inconscient s’inscrit dans l’ordre du langage. « Lalangue sert à de toutes autres choses qu’à la communication. C’est ce que l’expérience de l’inconscient nous a montré, en tant qu’il est fait de lalangue, cette lalangue dont vous savez que je l’écris en un seul mot, pour désigner ce qui est notre affaire à chacun, lalangue dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi. (…) Si j’ai dit que le langage est ce comme quoi l’inconscient est structuré, c’est bien parce que le langage, d’abord, ça n’existe pas. Le langage est ce qu’on essaye de savoir concernant la fonction de lalangue. (…) Le langage sans doute est fait de lalangue. C’est une élucubration du savoir sur lalangue. Mais l’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangue. Et ce qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage. Lalangue nous affecte d’abord par tout ce qu’elle comporte par effets qui sont affects. Si l’on peut dire que l’inconscient est structuré comme un langage, c’est en ceci que les effets de lalangue, déjà là comme savoir, vont bien au-delà de tout ce que l’être qui parle est susceptible d’énoncer. »[21].

Ce néologisme lacanien qui englobe article défini et substantif sert à inscrire de façon intime l’inconscient à l’ordre du langage. Si le langage est la condition de l’inconscient, cette aliénation aux signifiants se révèle dans la fonction de l’Autre par lequel le parlêtre se trouve pris dans une relation qui va bien au-delà du petit autre (l’alter ego), il va, tendu vers l’Autre, et de ce fait, souligne un malentendu structurel  entre les sujets. Nous verrons plus tard que ce malentendu est consubstantiel à la relation amoureuse.

Donc, par cette demande articulée, le désir va se structurer comme désir d’un objet inaccessible, bien au-delà de l’objet du besoin. C’est par le passage de la demande au désir que se constituera le désir de l’Autre, d’où la formule « le désir du sujet est le désir de l’Autre ». Le désir de l’objet perdu – et qui sera en vain recherché par le sujet tout au long de sa vie- cet objet manquant, l’objet producteur du manque, l’objet @, ça évoque l’amour. Le mot est lâché, pour la seconde fois…alors, parlons-en prochainement dans un autre texte de cet amour, et pourquoi dès lors, dans un souci de complétude, ne pas parler de la haine, sa continuité ? « Je pense qu’elle m’aime (…) ça veut dire que les embêtements vont commencer ».[22] Parler d’amour, il faudra bien en passer par là, même et surtout s’il s’agit le plus souvent d’un malentendu total entre deux sujets, pris dans leurs positions subjectives. Il n’en reste pas moins que l’état de grâce amoureux[23] constitue, parmi toutes nos régressions, et de par ses effets, une nécessaire survie de l’espèce. Nous comprendrons ensemble que dans l’amour et la haine, nous serons toujours les dupes d’une illusion : combler celui (ou celle) que nous aimons, ou anéantir celui (ou celle) que nous haïssons, car il (ou elle) se fait d’un coup objet (total) manquant. Pour attraper cette continuité, fabriquez-vous une bande de Moebius, par-delà le savoir expérientiel de chacun, ce petit bricolage fait d’une bande de papier tordue  aide à comprendre l’incompréhensible, le hors sens apparent. Ainsi, ces mirages apparemment opposés sont indissociables, marqués par l’ambivalence, et procèdent d’une même et nécessaire (du moins pour l’amour) duperie imaginaire. Et les non dupes errent

 Allez donc le vérifier dans les unités hospitalières de l’E.P.S.M. de la Roche sur Foron…

A bientôt, et bon été, si c’est possible.

Serge DIDELET, le 11 juillet 2014

 



[1] J. Lacan, Ecrits, p 617

[2] Ibid., p 619

[3] Ibid., p 618

[4] Saul Karsz, séminaire « déconstruire le social », 1992

[5] Laplanche et Pontalis, vocabulaire de la psychanalyse, p 121

[6] Joël Dor, introduction à la lecture de Lacan, p 181

[7] J. Lacan, Ecrits p 814

[8] J. Lacan, séminaire XI, p153

[9] A l’instar de Joseph Rouzel, j’ai adopté l’idée d’utiliser l’arobase pour représenter l’objet a de Lacan, ce dernier méritant beaucoup plus le statut d’un signe que celui d’une lettre.

[10] J. Lacan, séminaire XI, p 151

[11] S. Freud, pulsions et destin des pulsions, in métapsychologie, p 19

[12] En 1915, Freud écrivit une série d’articles que l’on peut retrouver pour l’essentiel dans le recueil intitulé « métapsychologie ». Malheureusement, deux textes n’ont jamais été publiés, ils ont même disparus, ils portaient sur la sublimation et la projection. (D’après E. Jones, biographe contemporain de Freud)

[13] J. Lacan, séminaire XI, p 151

[14] J. Lacan, séminaire III sur les psychoses, p 50

[15] J. Lacan, ibid., p 51

[16] J. Lacan, Séminaire VII, l’éthique de la psychanalyse, p 65

[17] J. Dor, introduction à la lecture de Lacan, p 187/188

 

[18] Ibid., p 188

[19] Ibid. p 188/189

[20] J. Lacan, Ecrits, p 618

[21] J. Lacan, séminaire XX, « encore », p 174, 175, 176

[22] J. Lacan, séminaire sur l’identification ?

[23] J’avoue avoir un peu de mal avec le signifiant « amoureux », il y a comme une idée de mollesse, d’un état qui rendrait mou et béat, le vocabulaire est parfois très pauvre…

27 juin 2014

Jean Oury, ce secrétaire de l'aliéné

A Emile Gander, cadre-infirmier psychiatrique à l’E.P.S.M. de La Roche sur Foron, décédé en 2013…

 

Nous allons apparemment nous contenter de nous faire les secrétaires de l’aliéné. On emploie d’habitude cette expression pour en faire grief à l’impuissance des aliénistes. Eh bien, non seulement nous nous ferons ses secrétaires, mais nous prendrons ce qu’il nous raconte au pied de la lettre, ce qui jusqu’à ici a toujours été considéré comme la chose à éviter… (Jacques Lacan, séminaire III, les psychoses, 1955/1956)

 

Il y a ainsi des dizaines de milliers de schizophrènes qui ont parlé d’eux, du monde, et des autres, dans le silence le plus parfait, pendant des générations sur cette terre, dans notre monde occidental, et tout ce que le monde en savait, c’était ces quelques mots qui s’inscrivaient péremptoirement, solennellement à la sortie du laminoir asilaire, dans la poussière honorée des sociétés savantes : incohérence, absence de sens, paroles sans rien dire… (Roger Gentis, les murs de l’asile, 1970)

 

Pour comprendre quelqu’un, il faut savoir tout ce qui se passe autour… (Jean Oury, séminaire de la Borde, avril 2009)

 

Jean Oury est né en mars 1924. Il nous a quitté le 15 mai 2014, il avait 90 ans. Mort brutale, mais vraisemblable, compte tenu de son âge, mais jusqu’au bout il aura tenu le cap, à 90 ans, il était encore sur le pont, animant des stages et des séminaires, il était toujours là, à la clinique de la Borde, à l’écoute, et bienveillant. Jean Oury était psychiatre et psychanalyste, il fut le dernier témoin vivant d’une grande aventure, celle de la psychothérapie institutionnelle, inspirée par Tosquelles (1912-1994), alors médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Saint Alban, en Lozère. Retracer la généalogie de la psychothérapie institutionnelle dépasserait le cadre d’un article, il s’agit de l’histoire de plus de soixante ans de luttes contre l’enfermement, de désaliénation, de prise en compte du sujet psychotique, d’échanges et de croisements féconds avec la psychanalyse d’orientation lacanienne, avec la philosophie (Deleuze, Guattari), avec l’esprit de la Résistance.

La trajectoire de Jean Oury s’origine dans un paysage de résistance à l’institué normalisateur, et dans un passé marqué par le militantisme. Le Dr Oury a montré qu’il pouvait rester debout et vigilant jusqu’au bout de sa vie, de rester fidèle à ses convictions : c’est exemplaire.

Alors, quelle était la philosophie de la psychothérapie institutionnelle ? En quoi est-elle encore vivante en 2014, à contre-courant de l’idéologie managériale qui broie les sujets ?

Jean Oury était un pragmatique : si l’on veut soigner des sujets psychotiques accueillis en institution, ou pire, placés sous contrainte, il s’avérait nécessaire pour lui et avant tout de soigner l’institution elle-même. « Cela créait un terrain assez favorable pour une prise de conscience, non seulement individuelle mais collective, impliquant la nécessité de changer quelque chose. J’aime bien rappeler cette origine de la psychothérapie institutionnelle. On a souvent, en effet, trop tendance à se diluer dans des choses assez abstraites, soit disant théoriques, et de perdre en fin de compte l’essence de la question. On pourrait définir la psychothérapie institutionnelle, là où elle se développe, comme un ensemble de méthodes destinées à résister à tout ce qui est concentrationnaire (…) Tout entassement de gens, que ce soit des malades ou des enfants, dans n’importe quel lieu, développe, si on n’y prend pas garde, des structures oppressives » (interview 1981)

La prise en compte de l’environnement du « malade mental » fut au centre de la clinique de Jean Oury. On ne peut pas parler de lui sans évoquer le creuset d’initiatives instituantes en psychiatrie, que fut (et se perpétue) la clinique de la Borde (Loir et Cher), même si en d’autres lieux ont été mises en place des initiatives cliniques similaires, pérennes, même si elles demeurent des exceptions.

La psychothérapie institutionnelle prit son essor à partir de 1940 et s’origine dans la Résistance à l’occupant nazi et ses laquais collabos. C’est à l’hôpital psychiatrique de Saint Alban que se regroupèrent des résistants, des malades mentaux, des réfugiés politiques de la guerre d’Espagne, des intellectuels comme Georges Canguilhem, des poètes comme Paul Eluard. Jean Oury commença sa carrière de psychiatre à Saint Alban, c’était en 1947. En 1953, après un périple de plusieurs mois en Sologne, il arriva « avec ses fous » à la Borde. Il trouva un château en ruines dans la forêt qui devint ensuite ce lieu instituant et alternatif, quasiment unique dans la psychiatrie française. Il sut le maintenir en vie malgré toutes les difficultés, les tracasseries administratives, les préjugés, les hostilités. Ce lieu d’accueil et de thérapie existe encore, 61 ans après.

Les malades qui venaient là, on vivait avec eux. Cela faisait une espèce de groupe commun. Ceci me semble très important, parce que, sans y penser, on levait un des obstacles majeurs, celui de la ségrégation. Dans un hôpital, il y a toujours une ségrégation. Pensez au problème de l’admission : l’admission, ça n’a rien à voir avec l’accueil, c’est souvent même un anti-accueil. Dans certains hôpitaux, l’admission se bornait à enregistrer le nom, l’adresse du malade, puis on le déshabillait et on lui passait des vêtements uniformes : technique de dépersonnalisation. (Interview 1981)

Laborde se perpétue, c’est un lieu de résistance, c’est aussi une institution préservée et sereine, à l’image même de Jean Oury qui se sentait lui-même un résistant à tout ce qui oppresse et réduit l’humain. Il fut un homme désirant, un homme subversif, sa présence, son charisme et sa qualité d’écoute structuraient le fonctionnement institutionnel, et la position subjective des patients accueillis. Jean Oury fut membre de l’Ecole freudienne de Paris, jusqu’à sa dissolution en 1980. Il suivit une longue analyse (1958 à 1980) avec Jacques Lacan, et mit en pratique ses théorisations novatrices sur la folie; l’équipe soignante devenant un outil thérapeutique, nouage pertinent de la psychiatrie et de la psychanalyse : le psychotique passait d’un statut d’objet de soins « à corriger », à celui de sujet retrouvant une vraie place singulière, et une dignité humaine. Il y avait quelque chose à apprendre de la folie…

Nous nous posions donc ce problème qu’est-ce qu’on peut faire avec ces gens-là, en dehors de leur donner des médicaments, de leur faire des traitements tels que l’insulinothérapie, les électrochocs, etc… ?Il faut leur fiche la paix, faut pas les embêter. C’est souvent une bonne intention, mais si on se borne à dire faut pas les embêter, rapidement, ils vous embêtent. Parce que quand un malade est délirant, ou schizophrène, ou confus, ou mélancolique…il ne faut pas simplement se dire « faut pas les embêter », sinon, il se passe des drames et on est obligé d’intervenir, et si on ne pense pas plus loin, en quelques mois ou quelques semaines, on en revient aux structures les plus oppressives, pour éviter que quelqu’un se suicide, par exemple. Alors, un des axiomes que nous avions trouvé, c’est que dans un lieu où l’on vit pendant un certain temps, il est nécessaire de créer une possibilité de circulation maximum (…) en psychiatrie, les gens ne restent pas dans leur lit. Quand quelqu’un reste dans son lit, on commence à s’inquiéter. Rester dans son lit, cela crée un isolement extraordinaire (…)

Jean Oury attira dans son sillage de nombreux psychiatres français et étrangers, afin de développer la démarche de la psychothérapie institutionnelle, en outre, de nombreux infirmiers en psychiatrie lui doivent la reconnaissance d’avoir pu exercer leur profession de façon humaine et vivante. Notre ami et regretté Emile Gander en témoignait encore en octobre dernier lors d’une réunion, j’étais là…

A partir de 1981 et jusqu’à sa mort, il anima un séminaire mensuel au centre hospitalier Saint Anne, à Paris. Jean Oury fit œuvre de civilisation, montrant que le traitement de la folie et de la jouissance – cet au-delà du principe de plaisir – pouvait se faire autrement que par l’enfermement dans le cadre rigide imposé par l’Autre sociétal, la psychothérapie institutionnelle n’avait pas de visée normalisatrice. Elle a montré, et montre encore en certains lieux qu’une action est possible auprès des sujets psychotiques, laquelle ne permettra peut-être pas un parcours de réinsertion classique, mais qui autorisera une limitation de la souffrance, de l’angoisse, de la violence et de l’autodestruction caractérisant beaucoup d’entre eux, ces suicidés de la société (Artaud). Oury préconisait les portes ouvertes, le dialogue, la libre circulation, la responsabilité individuelle et collective, les groupes de parole, le primat de la relation intersubjective, il avait compris l’influence déterminante de l’institution psychiatrique sur l’évolution du patient.

Continuons dans cette voie royale et exigeante, celle du dérangement : la psychanalyse appliquée aux institutions participe de ce principe instituant du dérangement ; dans les institutions psychiatriques et hospitalières, dans les EHPAD, dans les foyers d’enfants, les lieux de vie, les ESAT, les ITEP, les IME, dans tous ces lieux de concentration où sont regroupés les sujets dits « à problèmes » ; et laisser émerger leur étrangeté légitime comme l’écrivait si joliment le poète René Char. Faire comme l’a fait le Dr Oury durant toute sa vie : se faire le secrétaire de l’aliéné…

Serge DIDELET, le 8/06/2014

 

 

 

5 juin 2014

L'apport de Jean Oury et l'ACLIS 74

Jean Oury est mort le quinze mai 2014. Fondateur de la clinique de la Borde, il était l’un des pères de la psychothérapie institutionnelle en France. Il est de ceux qui ont renouvelé l’approche de la psychiatrie en l’éclairant par la psychanalyse et l’apport de Lacan. Le questionnement de l’institution nous intéresse puisqu’il interroge l’articulation du singulier et du collectif, donc le politique. Il me semble qu’une association comme l’ACLIS, qui veut promouvoir une clinique du lien social peut prendre dans ses références la pensée de  ce psychiatre et psychanalyste engagé.

Annie Staricki rend hommage à Jean Oury dans un article paru sur le site www.oedipe.org, dont je cite un extrait. Ce passage peut servir à ouvrir un débat à la suite du texte d’Éric Jacquot paru sur le site de L’ACLIS. En effet, les repères structuraux qui permettent d’identifier la psychose chez un sujet autorisent une clinique du sujet, et vont à l’encontre de l’étiquette potentiellement stigmatisante et réductrice : « le psychotique ». On pourrait peut-être dire que le psychotique n’existe pas, mais qu’il y a  des  sujets psychotiques…bien que J.Oury parle « du » psychotique, mais il s’agit bien là d’une façon de nommer un rapport au monde, aux autres et à soi-même qui a sa logique, et qu’il n’est aucunement question d’isoler des individus psychotiques mais au contraire de les aborder pleinement comme sujets.

Voici l’extrait :

« …De là est né le mouvement de psychothérapie institutionnelle (terme que nous devons à Daumézon), où désormais une place et une responsabilité sont données au sujet psychotique dans le soin qui lui est apporté. L'institution psychiatrique est alors conçue comme le paradigme d'un monde possible, ancré dans l'Histoire du monde, et le collectif soignant est conçu comme une structure langagière, une possible adresse pour le patient. Ce collectif devant être lui-même traité par le langage pour que le patient puisse y être soigné. Oury aimait dire que « soigner les gens, sans soigner l'institution, c'est une imposture ». Le collectif devient un outil de soin, où peut se nouer la question du sujet et du lien social, de l'individuel et du collectif. Ainsi le patient pourra-t-il se reconstruire, construire des suppléances, là où la forclusion du Nom-du-Père a ravagé son histoire. Jean Oury affirmait dans son livre Il, donc (1974) « qu'on ne mènera pas un psychotique, dans son trajet, plus loin que là où la structure collective en est », que si « l'analyse d'un psychotique marche mieux dans un système collectif, c'est à condition qu'il y ait une structure de critique permanente », « qu'on soit toujours ajusté dans une éthique, sinon ça fait des catastrophes », et que « le sujet supposé savoir ne se confonde pas avec le pouvoir ». Ainsi, poursuit Oury, « l'institution n'est-elle pas du domaine de la psychanalyse appliquée, mais elle est vraiment le champ de la psychanalyse ». Il fut attentif à ce qu'elle soit traversée par les événements politiques de l'histoire et ouverte au monde.

Jean Oury fut un homme de désir, de subversion, un homme dont la présence et l’écoute structuraient le fonctionnement de l’institution et soutenaient le transfert des patients. Marqué par la psychanalyse et sa référence à l’enseignement de Lacan, dont il était l’élève, il mit en pratique les théorisations de Lacan sur la folie : en 1946, « La folie est au coeur de l’être de l’homme », « Le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel », en 1955, la structure du sujet psychotique dans le séminaire « Les structures freudiennes des psychoses ». Le collectif soignant devient ainsi outil thérapeutique qui signe le nouage de la psychiatrie et de la psychanalyse : le sujet fou y retrouve une place et une dignité humaine.

Jean Oury savait repérer et transmettre avec finesse les repères de la clinique de la psychose et comment le collectif soignant peut y répondre, en inscrivant l’hétérogénéité au niveau des lieux et du personnel. Je le cite, toujours dans Il, donc : « Ce corps dissocié de la psychose peut être réarticulé dans un système collectif, parce que le collectif fabrique des chaînes signifiantes qui font bord au déchaînement de la jouissance ». Et aussi : « le psychotique est dans un déchiffrement infini et inaccessible d’un texte à la limite non écrit : or, dans ce système hétérogène de lieux peut se recueillir les bribes de ce texte ; c’est le collectif qui tente d’écrire ce texte pour le psychotique ». Enfin, seule cette hétérogénéité, « par le choix quasi infini d’investissements » qu’elle offre, peut permettre de répondre à la nécessité « du transfert multiréférentiel du psychotique ».(extrait de « Hommage à Jean Oury », Annie Staricky, Le portail de la Psychanalyse, www.oedipe.org)

Pierre Hattermann

05/06/14

11 mai 2014

Le bal des psychotiques ou la valse à trois temps

Eric Jacquot est responsable d’un lieu de vie en Saône et Loire, il accueille des enfants et des jeunes réputés difficiles…les inclassables de la clinique, ceux qui dérangent l’institué. Nous avons lu avec un immense intérêt  son texte et nous lui avons demandé l’autorisation de le publier. C'est un excellent témoignage d'une approche clinique du sujet singulier, ici avec ses particularités qu'en termes de psychopathologie on peut rattacher à la psychose, dans le travail éducatif. Ce témoignage montre que l'on peut prendre en compte le sujet et ses particularités sans l'enfermer dans un diagnostic, sans le réduire à une entité psychopathologique. Cette prise en compte du sujet dans une relation vivante ne va pas sans mal, mais est, O combien plus intéressante qu'une relation avec des barrières étanches qui isoleraient la "folie" de la "normalité", qui isolerait le sujet singulier dans une nosographie normalisatrice.
En passant, ce texte aborde plusieurs points: les relations entre le monde de l'éducation spécialisée et le monde "psy", les relations avec l'Education Nationale... Certains passages très critiques vis à vis de l'institution psy nous semblent très intéressants... La référence à "l'étranger" de Camus en ce qui concerne le rapport du sujet au monde pourrait certainement donner lieu à de plus amples développements pour tenter d'approcher la façon d'être au monde et aux autres de certains sujets.
Ce texte a toute sa place sur notre blog et Eric Jacquot qui a le mérite de résister et de défendre une « clinique respectueuse du sujet » est notre pair…merci à lui.

Le bureau d’ACLIS 74

 

Premier temps, un temps pour voir.

Dans le monde du  médico-social, s’il y a un sujet qui peine à trouver sa place, c’est bien celui que l’on nomme pour faire un peu court le psychotique.

 Il est normalement soit borderline, terme angliciste à la mode qui donne l’air sérieux ou intelligent pour celui qui le prononce, soit au plus proche d’une psychopathologie dite limite en  français ce qui ne fait pas moins intelligent pour celui qui n’en fait pas sa propre publicité.

 Il est  tout  simplement fou ou débile pour le commun des mortels et nos ancêtres institutionnels ce qui ne fait pas d’eux des cancres ou des êtres infréquentables…

Dans le médico-social, c’est comme cela depuis la nuit des temps, l’autre, le différent, l’incasable, on le nomme dans une distance polie, proche d’un scientisme sectaire et marchand pour le figer dans la postérité de l’instant et du goût du jour banal d’un prix de journée.

 Il dérange nos habitudes, c’est un vrai empêcheur de tourner son café en rond !

 Ce type de sujet, dans le médico-social n’a que très peu de chance de trouver sa place ! Il est borderline et c’est bien  là, le premier de ses soucis. Il est à la frontière de toutes nos institutions, c’est un boat people clinique en attente d’échouage, il n’atteindra jamais son fantasme Lampedusien.

 C’est  un sujet né sous X, époux  X de notre incompétence à l’accueillir dans ce qui le signe et dans ce qu’il est vraiment.

 Ce  sujet-là, Mesdames, Messieurs,  on ne le soigne pas, on le fuit, il est hors sujet, hors norme, c’est un apatride, c’est le sujet inconnu dont la flamme n’éclaire pas nos arcs de triomphe. C’est  l’inconnu de nos Schengen frontières psychologiques et de notre façon de pouvoir penser le monde autrement !

C’est l’incasable de service,  celui qui navigue sur le radeau de la Méduse, d’établissements en établissements, de famille d’accueils en lieux de vie. Il est directement importé sans traçabilité des hôpitaux de jour au gré de courants dominants  peu respectueux de la singularité du sujet et de son avenir. Point d’alliés en vue, il est condamné à être en garde à vue clinique ad aeternam ou au pire au bannissement. Il est hors sujet en permanence !

C’est la patate douce et chaude qu’on se refile comme on se refilerait une marchandise douteuse dont on ne pourrait pas dire qu’elle ne l’est pas.

Pour se séparer de l’indélicat, de ce fou auquel on ne s’est pas trop attaché et qui ne sait pas mesurer l’intérêt que l’institution a pour lui. On lui propose un projet individuel plus proche de ses compétences, un établissement  enfin mieux adapté à son accompagnement,  une orientation  correspondant plus à son profil et pouvant développer ses capacités de socialisation et son besoin de soin spécifique.

  Dans le bavardage, on ne manque pas de vocabulaire et d’imagination et quand on arrive à prendre ce fou pour un con plus qu’un fou, on a en plus l’impression d’être soignant ! On se soigne nous-mêmes sur son dos dans des contentements imaginatifs et parfois loufoques…

Une médaille de plus à mettre au plastron de l’abjection et de la toute-puissance….

 Quand on veut se débarrasser de son chien, on l’accuse d’avoir la rage me disait à Dole, Pasteur un soir de pasteurisation symbolique d’un moi encoprétique. C’était vraiment dégueulasse et je ne préfère pas vous raconter cette expérience car même après pasteurisation, les odeurs étaient encore lourdes de sens et je ne voudrais pas qu’un conseiller général  en mal de reconnaissance puisse en faire,  grâce à ce processus, l’éco- musée de ses propres déjections politiques!

 Le psychotique border ou pas, c’est la hantise du médico-social, c’est celui qui vient pourrir les discussions de bureau, hanter les réunions et les soirées de travail, affaiblir les équipes, mettre des doutes sur la compétence de la direction et semer la confusion dans tout un établissement. C’est l’Histrion libre qui n’en fait qu’à sa tête et de sa tête en général, on n’en donne pas cher ! Surtout si elle est étiquetée comme telle car dans ce cas,  ce n’est  pas un chef de service qui va risquer la sienne pour lui me disait Tarace de Caferuis notre noble chef de service d’origine managériale.

 Finalement ce psychotique, il me rappelle un peu l’étranger de Camus, jugé avant même d’avoir parlé et aussi parce que quand il parlait, il ne dissimulait pas ses ressentis désaffectivés, distanciés de lui-même et des autres et finalement inaudibles à l’oreille de normopathes plein de préjugés et propres à ne penser le monde qu’à partir d’eux -même !

  Celui qui provoque un dérangement professionnel et qui ne rentre pas dans la bonne case,  on lui colle une étiquette et on le préjuge puis on le fixe dans cette hypothèse. Quitte à le condamner dans ce qui nous semble collectivement au moins acceptable pour partager encore du temps avec lui, juste subrepticement avant de le virer.

 On le signe à la pointe de l’épée de son symptôme et on ajustera son étiquette et son col de chemise avant de le refourguer en solde, ailleurs chez n’importe quel soldeur du soin qui voudra bien par chance le prendre en charge ! Honte à ce système d’agir et de penser…

Le mot de prise en charge prend  alors toute sa valeur… je préfère celui de prise en soin à la connotation plus psychanalytique ou  celui de prise en compte plus proche de la réalité du travail social.

Avec le psychotique, on ne fait pas dans le sur-mesure mais dans la démesure et personne ne viendra se plaindre pour lui, en général, c’est sans risque, il est abandonné par tous ! Qui viendrait se risquer pour lui ? Qui viendrait risquer sa place, son salaire aux frontières de ses délires ? Personne…. Il est seul dans sa misère psychologique, c’est le SDF de notre système éducatif, oublié de 2002-2 et même de sa propre mère.

  Les établissements et les éducateurs, lui  il sait comment  ça marche ! Il connait les limites puisqu’il est borderline et que c’est surligné en rouge sur sa carte de visite. Il en a la photographie imprimée dans son inconscient. Elle est là, elle lui parle, il vit avec… C’est son autre, l’autre partie de lui-même !

Il sait le poids de son statut, il sait quelle est sa place dans l’institution, il sait se situer. Il y a souvent chez lui un côté situationniste qui s’ignore et se perds dans le trop de pulsions de son quotidien !

 Il sait susciter l’interrogation mais aussi la désharmonie  dans l’équipe et c’est de là que nait son évitement  ou son rejet d’une vraie relation éducative forte avec quiconque.  Il a ce don d’interpellation si puissant, Il ne va pas s’en priver puisqu’il est soupçonné d’être fou. Cela lui donne  donc carte blanche et cela au moins pour un certain temps, il le sait car dans chaque institution où il est passé, c’était pareil ! Le fou du roi, c’est lui et cela l’autorise à dire ce que certains pensent tout- bas.

 Sa force ou sa capacité de résistance au système qui l’évite, c’est parfois dans la division de l’équipe qu’il la puise, mourir sans gloire ou sans laisser de traces serait le parfait anéantissement qu’il fuit depuis si longtemps. Il veut marquer son environnement de sa signature toute personnelle ! Il a un besoin de transcendance, il veut marquer les esprits et rester gravé dans le marbre de la mémoire institutionnelle. Il veut qu’on parle de lui quand il sera parti, c’est sa façon de survivre.

 Il choisit souvent une personne qu’il va traiter autrement, personne dite poubelle selon Paul Fustier, en l’attaquant à tout point de vue (physique et verbal) et  en faisant en sorte que les autres membres de l’équipe puisqu’il ne les traite pas de la même façon, puissent avoir des doutes sur le niveau de compétences relationnelles ou éducatives de leur collègue.

 Il crée du clivage, de l’interrogation qu’il nourrit suffisamment pour entretenir le feu qui couve dans toute équipe.

Le tout, c’est de ne pas tomber dans son piège mais cela n’est pas évident tellement il sait introduire le doute et tellement les zéducs s’autorisent et s’alimentent du doute comme essence même de leur praxie. L’éducateur pour le psychotique, c’est une éponge d’angoisse résume bien Joseph Rouzel dans son bouquin sur la prise en compte des psychoses dans le travail éducatif.

C’est là, dans nos temps d’interrogations qu’il nourrit son symptôme. C’est dans nos divisions qu’il mesure  la fragilité d’une équipe. C’est dans la qualité de sa jouissance qu’il puise la nourriture qui l’autorise encore à survivre et surjouer ses émotions pour ne pas s’effondrer.

 Il sait par expérience, la fragilité d’une équipe, c’est un vieux de la vieille, son premier placement date de la pouponnière. Il est la mémoire des institutions, il en connait tous les rouages, les conflits sous-jacents, les non-dits, les crises passées… Il sait… Mieux que quiconque, il sait… C’est un véritable historien de notre métier, il y a un Maurice Capul qui sommeille en lui. C’est le témoin direct de notre pratique et de nos pratiques inversées pour tenter de le comprendre. Personne ne serait mieux placer que lui pour nous raconter ce que nous sommes dans nos morcellements et nos contradictions !

 Il lui faut taper là où il pense être le point faible et pour le trouver, il n’y a pas meilleur que ses ressentis. C’est un champion toute catégorie… Il sait maintenant se sublimer sur le compte des autres et il n’est pas prêt de se priver de son stock de jouissance, il ne brade rien ! Il organise son petit marché de proximité dans son petit  monde à lui, il a la fibre écologique et il ne s’intéresse pas à la mondialisation ! Sa marchandise psychique, il ne la transporte pas via des containers à des milliers de kilomètres, son truc c’est la proximité géographique de la relation.

 Il est le sujet  que l’on institue sur le piédestal  d’un système bancal  dont on ne comprend rien des enjeux, des rouages et dans lequel  il nous convoque tout le temps.

 C’est notre fou, c’est notre centre, c’est le centre du dispositif.  C’est le fruit de nos entrailles et maintenant dans une pulsion de destruction,  il cherche le point de faiblesse du système qui l’institut en tant que tel et en tant que fou. C’est l’Histrion d’Hamlet qui s’engouffre dans notre ignorance de sa pathologie. Il joue, il surjoue le fou pour nous plaire et nous déplaire !

 C’est la tête chercheuse, l’électron libre du problème institutionnel, celui qui met en lumière les indicibles carences de nos pratiques.  C’est un chasseur de tête insensible à l’autre qui aime jouir des dégâts qu’il occasionne même si cela peut lui nuire en retour. Une nuisance peut au passage nourrir une tendance paranoïde et lui apporter un surplus de plaisir masochiste. L’essentiel c’est de nous toucher pour ne pas mourir et il est touchant à bord écorchant dans son inconditionnelle folie…

 En tous  les cas, j’ai remarqué un truc de terrain positif, c’est que pour exister dans le monde réel, il a aussi besoin de se confronter à notre capacité de résistance !

 Et notre résistance, contre toute attente,  c’est ce qui va entre autres, l’aider dans son processus de soin ! Il faut aller le titiller dans notre capacité à lui résister sans s’effondrer…

 Céder, rompre, le virer,  viendrait confirmer le rejet dont il se sent de son point de vue, légitimement victime depuis l’aune de sa vie. Lui résister, lui faire face, reculer, revenir, admettre que l’on se trompe à son sujet,  c’est autrement plus compliqué pour lui et pour nous !

Etre présent, faire face, donner des explications, dire qu’elles ne sont pas forcément bonnes, parler de nos questionnements, de nos doutes à son sujet,  se mettre à niveau, régresser,  cela l’interroge ! Cela met au travail bien mieux que l’exclusion  pure et simple aux frontières du système. Cela lui donne au contraire aussi parfois l’autorisation d’aller plus loin dans sa jouissance.

Il faut faire un travail sur l’énigme, il faut mettre au travail l’énigme que l’on représente pour lui ! Il faut venir le toucher là où il ne s’y attend pas. Il faut brouiller les codes et venir sur son terrain. C’est sur le nôtre que son symptôme a le plus d’impact et quand on est sur le sien, il n’aime pas quand il y a le bazar, il a son sens du rangement très précis de l’ordre des choses. Il n’aime pas en général  le remue-ménage de ses explosions pulsionnelles et il devient alors parfois plus accessible. Il travaille alors sur sa propre frustration, il doit lutter contre lui-même pour ne pas déranger son petit intérieur tellement codifié.

 Quelle est cette personne qui me fait face, qui n’est pas ma mère ou mon père et qui se comporte comme tel ou plutôt comme cette image que j’ai fantasmé de ces deux-là ? Il a une gueule d’éduc, il me raconte des trucs d’éduc mais il n’est pas comme… Je l’attaque et il ne s’effondre pas, je l’attaque et il ne me bat pas en retour ou il n’abandonne pas ! Il est toujours là, je le sais et même quand il me dit qu’il ne veut plus me parler parce qu’il est fâché après moi…

Il semble différent mais pas totalement, qui est-il  cet aussi fou que moi, capable de se mettre parfois à mon niveau et de comprendre à minima ce que je ressens ? D’ailleurs je ne lui dirai jamais ce que je ressens complètement pour ne pas lui faire un plaisir professionnel  mais j’ai besoin de cette éponge vivante pour me voir en effet miroir tel que je ne suis pas vraiment ou qu’on voudrait que je sois !

 L’énigme de ce paradoxe met au travail de penser  qui  invite à mentaliser, réfléchir, construire un début de réflexion  qui permet  parfois de retarder le passage à l’acte pulsionnel me disait un jour Jean Cartry en rentrant d’une visite chez Paul Fustier.

 Mais il faut le dire que ce n’est pas  évident d’arriver à une telle abnégation face aux attaques répétées, dangereuses et incompréhensibles d’un sujet qui dérange. Surtout quand  il vous a choisi comme personne « poubelle » de son tout à l’égo.

Il n’y a pas de recette précise, sinon le soutien de ses collègues, il n’a  rien d’écrit dans les livres et il faut faire comme si on savait, pour ne pas sembler démuni !  L’intuition ou la capacité intuitive d’adaptation rapide est souvent le seul moteur de l’agir qui ne doit en aucun cas prendre ses attaques pour quelques choses de personnel même si elles viennent  souvent s’accrocher à ce qui pourrait ressembler à la réalité de ressentis  bien réels et très personnels.

  Il faut alors bricoler de l’acceptable… Faire un compromis et se donner la possibilité de revenir dessus à la lumière du collectif.  C’est tout un art d’être canard me disait mon fils dans sa leçon de récitation d’école maternelle.

 Ces jeunes en frontière, aux carences affectives précoces et aux vécus institutionnels longs savent ce qui peut nous toucher individuellement et ils en font le commerce inconscient (l’e-commerce) dans ce qu’ils retransmettent de nous et dans cette façon de nous interpeller pour que l’on s’occupe d’eux  d’une manière ou d’une autre.

Ils nous convoquent sur le twitter de leur misère affective sans ménagement et ils se foutent de l’état dans lequel ils vont nous mettre car ils savent depuis belle lurette qu’on est payé pour cela, que c’est notre boulot et que si on n’est pas content, on peut toujours aller ailleurs et surtout en dehors de leur chemin. Ils n’ont pas demandé eux qu’on soit là ou que l’on se sente personnellement visé par leurs attaques, même si dans le transfert et le contre transfert, on a dû livrer forcément un peu de nous et de notre histoire !

 Ils n’ont pas tort en fait ! On ne se jette pas dans la misère des autres pour justifier un diplôme ou justifier sa paie. Il faut qu’il y ait encore autre chose, une autre forme d’engagement et même et surtout si cela doit rester au niveau de l’énigme… Ne pas réduire le paradoxe, ne pas l’aplatir m’a répété maintes fois Cartry en citant Winnicott !

 Entrer en relation avec le sujet ne va pas sans une mise en risque de soi-même et ne doit pas amener aussi  à une critique systématique du système institutionnel  parce qu’il collectivise la plupart du temps en rang d’oignons nos émotions, notre savoir-faire et notre savoir-être. Le cadre institutionnel, même s’il peut paraître contraignant, c’est ce qui vient faire tiers dans la relation et même s’il peut paraître imparfait, il apporte au minimum,  la distance nécessaire aux actes et ressentis propres aux professionnels de l’accompagnement que nous sommes.

 Il ne faut pas faire l’économie d’un tiers dans la relation nous disait en substance Tosquelles dans son « triangulez, triangulez » et face à ce genre de personnage, tel que le psychotique protéiforme,  il ne faut pas faire dans le choc frontal mais de toute évidence dans la triangulation. L’équipe prend alors tout son sens dans sa légitimité d’entité soignante et cela passe par tous ceux qui la constituent et cela sans restriction de diplôme ou de savoir présupposé. La thérapeutique n’a pas de prédisposition d’attachement et peut se cacher derrière le langage d’une maitresse de maison, d’un factotum peu attiré par nos métiers de l’impossible ou bien le stagiaire de passage. Si cela arrive, il faut voir cela comme une réussite non concurrentielle car c’est l’équipe qui elle seule peut créer les conditions d’une telle émergence. Pas facile à faire comprendre à l’heure des entretiens individuels avec son patron et de la culture du résultat à tout prix, voire à n’importe quel prix !

 Le fou, le bizarre, il doit  se confronter au réel en permanence pour vérifier sa capacité à être dans notre monde et il le fait souvent avec les moyens  limités d’attaques violentes ou disproportionnées !

Quelle influence ou quel pouvoir  a-t-il sur le monde qui l’entoure ? C’est une des questions qu’il se pose et qui interroge sa faculté à résister à la folie qui le guette dans son entre-deux monde. C’est un mode de communication, le symptôme est un langage nous disait Lacan.

  Il  le sait, il l’a déjà vérifié à de nombreuses reprises, il est bien plus expérimenté que n’importe lequel d’entre nous. J’en connais un qui disait même à son psychiatre de prendre un peu de repos, le sentant un peu fatigué !  C’est un pro du placement et de la neurobiologie, il saurait même parfois s’administrer son propre traitement et manipuler en même temps son ordonnancier de psychiatre.

 Il sait imprimer son tempo pour ne pas subir le temps des autres ! Il sait se rendre épuisant physiquement, psychologiquement pour éventuellement  sembler contrôler la situation dans le relâchement de ceux qui l’accompagnent.

  Combien de stagiaires ou d’éducateurs  a-t-il déjà réussi à terroriser ou à faire démissionner, il ne s’en rappelle plus mais il peut sans mentir en faire ses états d’armes.  Sa jouissance fait peur et ses états d’âmes aussi !

 Avec lui rien n’est simple car rien n’est simple dans sa vie ! La crise c’est ce qui le fait exister et la société en réponse, c’est ce qu’il croit, doit lui redonner ce qui  lui était bon et qu’il a perdu (le sein de sa mère ? Je n’en suis pas certain !) et ceux qui lui font face sont là pour  lui éviter cette illusion nous dit, en substance Winnicott dans «  Déprivation et délinquance ». Entre la folie et la délinquance, il a choisi dans un acte de résistance, la violence  pour ne pas sombrer, signe de bonne santé psychique. Alors  il pose des actes antisociaux, propre à faire réagir le milieu qui lui fait face et à chaque fois que l’on est prêt à le donner pour fou, il vient nous contredire dans un acte proche à interroger notre propre normalité et donc la sienne.

Le psychotique, personne n’en veut, je parle de celui qui évolue dans le médico-social, vous savez l’antisocial avec des troubles de l’humeur et du comportement   !

La psychiatrie hospitalière vous le renvoie après une crise gigantesque où il voulait tuer tout le monde entre autres exemples,  sans autre forme de procès qu’une simple observation non coercitive et quelque fois avec un traitement et à chaque fois en l’absence de tout diagnostic sinon celui, qu’il ne relève pas de son champ de compétences mais du secret professionnel.

 Il n’y a pas d’adresse pour ces sujets en errance dans le Waterloo social de notre morne plaine sociétale !

 La psychiatrie, elle aime les vrais fous, pas ceux qui sont dans l’entre- deux et surtout pas ceux qui pourraient l’amener à travailler en lien avec des équipes du médico-social, qui posent trop de questions et voudraient travailler en équipe.

 La psychiatrie, c’est du sérieux rien à voir avec le médico-social, elle  travaille en pure autarcie, c’est une science qui ne répond à aucune question, elle n’a de compte à rendre à personne. C’est le monde angélique et dangereux du secret médical !

 Ce sont des fonctionnaires tout-puissants derrière lesquels nous devons attendre une expertise qui ne vient jamais. Des fois, j’ai du mal à comprendre cet obscurantisme venu d’un siècle du nom de la rose d’Humberto Ecco !

Deuxième temps   : un temps pour comprendre,

Le psychotique, voilà une étrange façon pour désigner un sujet !

Cela me fait penser à celui qui est sans emploi et qu’on appelle le chômeur. Quand on commence à désigner un sujet par son symptôme, j’ai toujours tendance à m’inquiéter, cela me rappelle des trucs nauséabonds ou l’on nie l’autre en tant que sujet : le juif, le nègre, l’arabe, le pédé, le rom….

 Il y a du crime au faciès dans cette dénomination et une certaine forme d’intolérance ou d’intégrisme qui semble vouloir s’ignorer par confort. Toutes les sociétés de tout temps ont créé leurs propres fous, il y a la norme et au-delà, il y a les fous, les terroristes et autres appellations stigmatisantes.

 Surtout si c’est un sujet supposé borderline. Pourquoi ajouter à cette étiquette,  psychotique ?

 En posant ce regard sur le sujet qu’on accompagne, on est déjà dans une sorte de prédéterminisme intellectuel qui institue et vient fixer le sujet dans une posture qui n’est pas forcément  la sienne en empêchant ainsi  toute forme de travail qui ne viendrait pas confirmer ce diagnostic. On devient à l’insu de notre plein gré des normopathes aux fronts bornés qui  alourdissent la chape de plomb de celui que l’on est sensé soigner ou au moins accompagner.  Je n’aime pas le déterminisme quel qu’il soit,  j’aime celui qui échappe à la fatalité du milieu où il évolue, celui qui déchire l’étiquette que l’on voudrait lui mettre pour se sortir de lui-même.

C’est pour cela, entre autres que je fais ce métier.

Je ne sais pas que c’est le métier de l’impossible alors je le fais !

J’aime bien me laisser croire que je peux  à mon niveau influer ou opérer certains changements sur la perception  des autres à l’égard de celui avec qui je fais un bout de chemin. J’aime avoir ma propre opinion et ensuite la partager et  la mettre au risque de changer d’avis dans une mise au travail du collectif, vous savez celui qui me plait, à la mode de la clinique de La Borde.

L’étiquette psychotique, héritage de la nosographie psychiatrique vient souvent fixer le sujet dans une représentation que l’on a de lui sans renvoyer l’image réelle de ce qu’il est peut-être, ou de ce qu’il pourrait être dans un accompagnement digne de ce nom. L’étiquette vient fixer nos représentations dans le magma d’un réel rassurant pour celui qui paie et pour celui qui est payé pour s’occuper de ce sujet. C’est une forme d’aliénation qui vient redoubler l’aliénation dite mentale rajoute Rouzel.

 Bien au contraire et dans ma découverte de ce métier, à mes débuts, je ne comprenais pas, ces psys d’institutions que je qualifiais intérieurement de mou du genou parce qu’ils me semblaient incapables de poser un diagnostic précis sur un jeune que l’on devait accompagner. Ils étaient sensés détenir un savoir qu’ils ne partageaient jamais sinon en catimini avec le directeur ou quelques  dévots lèche- bottes d’un système nourricier et parfois pervers.

 J’avais besoin de savoir et le savoir que je présupposais aux psys était suffisant pour entendre de leur part l’ébauche d’une hypothèse. Mais non rien, que du vide, du manque et de la frustration, comme s’ils me prenaient moi-même pour un objet de leurs projections professionnelles ! Je me sentais objectivé dans un mécanisme qui me dépassait et qui venait alors me faire face dans une violence éthique.

Pour moi s’ils m’avaient dit, il est comme si comme ça, psychotique borderline,  je pensais que cela aurait pu éclairer ma pratique et mon intuition auto-supposée comme imaginative et pourquoi pas me donner  un coup d’avance sur le sujet.

Savoir c’est toujours plus rassurant me disais-je, mais ne pas savoir ouvre aussi  à d’autres champs de possibilités.  Je dois le dire maintenant que je les remercie de ne pas m’avoir fixé dans ces options d’apriorismes car grâce à eux j’ai appris à mes dépens et dans le dur de l’autre, ce qui m’était formateur.

 Cet apprentissage,  je l’ai fait dans le réel du terrain en osant me laisser porter par ce qui me dépassait et sans les appuis extérieurs que j’aurais aimé avoir (psys, hiérarchie, collègues, formation).

Je me dis maintenant que c’est en fait en partie grâce à eux, grâce à leur incapacité à partager, grâce à leurs absences conjuguées que je me suis découvert aux confins de ce que j’étais.

 Merci à vous, membres des asiles que vous créez au sein même de nos communautés de soin.

 Votre mutisme et votre manque d’empathie, mesdames et  messieurs m’autorisent à  ce jour à une forme de sublimation hors sujet et à chercher d’autres pistes pour être inventif.  C’est sans doute ce que vous vouliez  à l’époque sans pouvoir me le dire ?

C’est vous qui êtes impossible,  pas le métier n’en déplaise à mon cher Sigmund !

Je me rappelle bien de ce temps lointain où les psys ne m’apportaient  aucune certitude, aucune affirmation même pas une hypothèse et ce qui en fin de compte me donnaient l’impression d’avoir perdu un temps que je trouvais à l’époque précieux, pris dans l’engrenage du quotidien institutionnel…  Etre en réunion pour ne rien dire et ne rien entendre d’éclairant sur les sujets qui me préoccupaient me faisait penser que j’avais perdu un temps bien précieux au service du sujet ! Dans le social, c’est comme cela, il y a beaucoup de temps pour s’écouter parler sans but précis sinon  que celui de s’écouter et d’avoir fait une réunion. Je trouve cela très malpoli mais après tout si cela existe, c’est que cela fait partie du système et que c’est à ceux qui y sont, de donner le tempo de l’ordre du jour. A cette époque, je ne l’ouvrais pas, j’écoutais, j’apprenais des autres. J’étais sous le charme de tant d’éloquence au service du vide, je découvrais le travail social et les associations humaines, je faisais mon coming-out inversé, je me découvrais dans un discours des autres sur les autres. En fait je découvrais l’autre et moi-même en même temps.  J’hallucinais !

 Merci à eux, merci pour tous ces temps de jachères où vous aviez la bonne distance avec moi et à mon insu, vous m’avez laissé maturer dans ma merde clinique pour accoucher de moi-même dans la couche de l’autre avec son sang et son urine !

   Flash-back, rien à voir : une réunion à l’hôpital de jour, c’est en général avec une foule de gens en blouse blanche qui ne se sont pas présentés et qui n’ont rien le droit de dire sur le sujet qui nous amène à se rencontrer.

Cette petite troupe, presque militaire, vous écoute dans le silence religieux et inquisiteur de celui qui sait et ne partage pas.

 Il ne leur manque que des perruques pour filer à l’anglaise !

 Je connais un hôpital de jour qui pue le rance et l’abjection thérapeutique et à qui je ne confierais plus jamais d’enfants. Ils ne sont toutefois pas tous de cet acabit, il faut le souligner, cela dépend du pédo-psy et de l’infirmière qui fait office de cadre de santé. Si elle ne ressemble pas à celle de vol au-dessus d’un nid de coucou, c’est mieux et si le psychiatre connait les enfants dont il parle si peu, c’est encore mieux.

Maintenant en faisant un retour sur expérience, je trouve qu’ils ont raison, certains de ces psys qui ne viennent pas mettre un diagnostic couperet, qui viendrait fixer à jamais la représentation que l’on a de l’autre. Il y a danger dans cette façon à tout vouloir classifier, codifier, mettre dans des cases. J’ai horreur de cela car la rationalisation, c’est un bras d’honneur de l’infini à l’intime et c’est l’ennemi  le plus insidieux de la clinique. C’est l’ennemi de l’intérieur, celui qui nie toute singularité dans son œuf. Joseph Rouzel l’a bien compris quand il dit que la première tâche du travailleur social ou du thérapeute  pour rencontrer l’autre tel qu’il est et non tel qu’on le voit ou voudrait qu’il soit, consiste à se désintoxiquer de ce vocabulaire de classification qui réduit un sujet à des signes.

La rationalisation, les classements typologiques, nosographiques sont la négation de l’imprévu, de l’irrationnel, de la singularité, de l’innommable, de l’indicible, du possible et du changement. C’est l’impossibilité d’une île pourrait rajouter Houellebecq entre une phase de mélancolie et d’excitation et un verre de bourbon au café de Flores !

 C’est en fait à bien y regarder tout le contraire d’une possibilité de soin !  

 Comment sembler crédible en soignant l’improbable avec d’improbables moyens venant de soignants aux improbables méthodes ?

 Comment répondre quand tu n’as pas de réponses à proposer ? Dans notre société, tout doit avoir une réponse ou une solution, on n’admet pas l’imprévu et c’est exactement là où le psychotique vient nous convoquer. C’est  à dire dans cette espace d’improbabilité ou il nous faut lâcher-prise pour pouvoir naviguer entre deux eaux à la frontière de la folie de l’autre, de la nôtre et de celle de la société du risque zéro. Encore une triangulation !

Il n’y a pas de rencontre possible sans lâcher-prise, sans laisser une part de soi au placard, à côté de ses propres cadavres, faire dans l’économie de ces paramètres est sans doute faire fausse route pour devenir le cadavre clinique de l’autre me disait Thanatos en avalant sa dernière mixture bio au gout amer.

Rien n’est plus rassurant qu’une énigme : c’est un problème en attente provisoire de sa solution et même si l’on travaille dans le paradoxe tel que le décrit Winnicott cela devient un axiome que l’on n’est pas obligé de résoudre mais juste de contenir.  Rien n’est plus angoissant qu’un mystère car c’est un problème définitivement sans solution, écrit Eric-Emanuel Schmitt dans l’évangile selon Pilate et il en est sans doute de même du concept de paradoxe du mystérieux Winnicott.

Dans cet exercice de soin du psychotique, au-delà du symptôme qui vient nous percuter de plein fouet, il faut encore affronter les symptômes collatéraux.

 C’est-à-dire le regard des autres, celui de vos paires, de ceux qui croient savoir et qui critiquent avec un œil d’expert ! On est au siècle des experts, allumés donc votre téléviseur si vous ne me croyez pas, les experts de tout sont partout !

 Rien à voir avec la psychiatrie hospitalière qui ne rend comme on l’a vu de comptes à personne, ici  dans le médico-social, c’est tout autre. 

 Il y a tout un monde qui vous observe, vous demande des comptes sur l’autel de la rentabilité et du savoir-faire.  L’intersubjectivité se mesure à la capacité qu’on a, à s’en expliquer !

Dans ce métier, il faut apprendre à parler, et vite savoir le faire, utiliser les bons mots, ceux du langage de la tribu ! Et dans ces cas-là,  le sophisme ou la rhétorique valent parfois mieux que les compétences réelles et c’est souvent le dernier qui parle qui a raison ou celui qui parle le plus longtemps en faisant de l’acrobatie verbale ! C’est triste comme constat mais c’est assez proche de la réalité, c’est à dire au moins de celle que j’ai pu si souvent entrevoir.

Le troisième temps : un temps pour faire et sûrement pour  défaire,

Meursault à 13 ans, le verdict a été posé par un psychiatre un jour de synthèse : trouble de la personnalité, psychotique à tendance schizophrénique.

 En moins de deux minutes, il est habillé pour l’hiver ! Manteau en cachemire clinique, col en vison  et en supervision ! Le diagnostic est cinglant et sonne comme une sentence.

 Tel  le personnage de l’étranger de Camus, il n’a plus qu’à  faire l’expérience de l’absurde, de la révolte, et de l’amour impossible.  D’un coup le voilà achevé au contraire de nous qui sommes inachevés  et presque aussitôt, il devient  étranger à lui-même ! Il entre en errance dans son propre corps, il devient un boat people de son moi, un naufragé de son propre corps… Une bouée trouée…

Sa nouvelle  adresse sociale c’est la folie et pour s’inscrire dans le réel, il ne lui reste plus qu’à faire le fou car c’est ce que tout le monde  attend de lui pour confirmer le diagnostic de l’expert.

 Du statut de pervers polymorphe que l’on prête depuis Freud à tous les enfants en construction, il passe maintenant pour un malade qui a trouvé sa voie, une sorte de visionnaire en avance sur son temps clinique.

 Son symptôme lui sert maintenant de carte d’identité et lui donne un statut particulier, un titre de noblesse car on sait pour lui !  Quelle classe au foyer !  Le voilà titulaire d’un laisser passer en bonne et due forme, et à partir de maintenant il pourra transgresser tous les interdits sans que cela prête à confusion ou sanctions puisqu’il est fou ! On ne sanctionne pas le symptôme, on l’accompagne dans ce qu’il cherche à nous dire me disait samedi oncle Donald.

En vérité,  Meursault  accepte ce statut sans le comprendre, il  doit le faire pour trouver sa place dans le groupe, il le sait. Il  sait comment  on le parle, même si  parfois il ne voudrait pas entendre, il ne peut pas s’empêcher d’écouter aux portes !

  Il voit et ressent la différence des regards qui se posent sur lui et sur les autres. Pour être accepter, il doit maintenant surjouer le fou mais il n’aime pas jouer à l’instar de l’étranger de Camus, il pense que jouer c’est mentir. Il fait l’expérience de l’absurde et ne sait pas comment se sortir de cette machine à broyer sa singularité. Culpabilité, jouissance, tyrannie des pulsions qui doivent être satisfaites, sadisme, masochisme, son chemin est maintenant borné et il ne sait pas comment se sortir de ce trop-plein qui le guette !

Un jour de juillet, il débarque chez nous au lieu de vie avec une étiquette aussi  lourde qu’une croix de Lorraine capable de faire plier le vieux Charles vers un référendum suicidaire.

    Il a deux plaintes au pénal pour agressions physiques sur des éducatrices de son ancien foyer et pour destruction de matériel (murs, fenêtres, portes…).  Dans son ancien foyer, chaque semaine, il partait suite à une crise à l’hôpital de jour de secteur,  en observations pour quelques jours. Il y fera  par la suite quelques séjours prolongés de plusieurs semaines.

 Plus tard, Meursault dira qu’il y a fait de bons séjours, où il se sentait bien !  Une ordonnance du juge des enfants est actée pour faire une expertise psychiatrique  et évaluer sérieusement sa potentielle folie et au cas où demander son internat dans un hôpital spécialisé. Il a un traitement médicamenteux lourd mais classique qui provient de la pharmacopée américaine, là où l’on invente le traitement avant d’inventer la maladie qui va avec (antipsychotique et anti- dépresseur) !  A cette époque, il ne voit sa mère qu’à raison de deux demi-journées par semaine et ne voit plus son père qui a déménagé à l’autre bout de la France depuis déjà quelques années.

 Pour arriver chez nous qui avions une place de disponible, deux responsables de l’aide sociale à l’enfance du même département,  se sont déchirés de façon fratricide pour obtenir gain de cause pour leur poulain. Cela me donnait un peu, au fil de la négociation,  l’impression d’une surenchère, du genre c’était  à celui qui avait le plus fou et le plus à même de prendre cette place vacante, comme si tout d’un coup nous étions devenus les spécialistes de ce genre d’accueil.

 A cette occasion la direction enfance et familles du département  m’a appelé par téléphone à plusieurs reprises pour que je vienne à prendre en « presque »  libre conscience, la bonne décision, de mon (leur) choix…. Et même qu’elle disait qu’elle ne prenait pas parti car ce n’était pas son rôle !

 A cette période, je prêtais même le don, ironiquement,  à Meursault de rendre les autres fous et d’avoir une influence sur le système tout entier (ASE, foyer de l’enfance, justice et nous…), des fois on s’imagine des trucs de ouf pour faire dans un verlan moins inscrit dans le réel que le langage commun, c’est-à-dire,  celui de la tribu des normopathes…

 Ah si Joseph Rouzel me lisait, je n’aimerais pas être à ma place, il me parlerait de psychothérapie institutionnelle, de son pote Joseph Mornet,  il me dirait qu’il faut soigner l’institution, la société toute entière, qu’on est tous des grands malades et qu’on est malade de nos règles, de nos tabous, de nos totems,  de notre paperasserie, et de nos fous ! Et qu’il faut qu’on soit des résistants, résistant à la brisure du collectif !

Meursault 13 ans était déscolarisé depuis un sacré moment avec un niveau scolaire équivalent à celui du CP. La maison départementale pour le handicap avait décidé d’une orientation en ITEP (institut thérapeutique, éducatif et pédagogique), institution qui a priori rassemble tous les éléments dont auraient pu avoir besoin Meursault. L’aide sociale à l’enfance par manque de place en a décidé autrement, il sera dans notre lieu de vie et on verra bien !

Dès son arrivée nous avons décidé en équipe, d’une période d’observation et de jachère si chère à Jean Oury, sans projet particulier, sans but à atteindre  sinon  que celui de partager du temps ensemble pour apprendre à se connaitre. Etant déscolarisé Meursault passait du H24 avec nous, son omniprésence Sarkosienne était parfois lourde pour nous mais semblait au contraire lui apporter une certaine satisfaction et un certain apaisement, il ne hochait plus de l’épaule et marchait dès à présent sans ses talonnette !

En journée on était tout à lui et on ne lui imposait pas forcément  de contraintes particulières sinon une pacifique cohabitation ! Meursault avait besoin de temps pour pouvoir se poser dans son nouveau monde et dans ce nouvel arrachement et c’est ce que nous lui donnions sans condition. Entre parenthèse, ce n’est pas si facile que cela à faire accepter aux services placeurs qui pensent souvent par facilité qu’activisme veut dire efficacité.

Dans cette période, nous n’avons pas cherché à en savoir plus que ce qu’il voulait bien nous dire, on l’a laissé dans un répit tranquille et reposant qu’il ne demandait pas mais dont il semblait avoir besoin. Son étonnement à se trouver dans une telle situation déclenchait chez lui, une multitude d’occasions de nous rendre service, c’était sa façon à lui de nous dire merci. Il nous regardait parfois comme des martiens, il ne comprenait pas qui nous étions. On lui avait dit qu’on était des zéducs et l’on ne ressemblait pas à ceux qu’il connaissait.  Pour lui c’était le début d’une énigme qu’il n’a toujours pas résolu à ce jour et c’est tant mieux !

 Une période que l’on appelle habituellement dans le jargon éducatif « la lune de miel » se mit en place. Meursault était dans la séduction, prêt à plaire pour être reconnu, prêt à tous les efforts pour oublier le chemin borné d’embûches qui lui collait à la peau.

Nous, on l’a pris comme il était en essayant de le restaurer narcissiquement. D’abord dans un premier temps en s’occupant de lui en tant qu’enfant, en prenant soin par exemple de son corps.

 Dans son dernier établissement ses crises à répétitions ne leur donnaient sans doute pas le temps de s’occuper de ce qui peut passer facilement pour des détails, un petit bobo par ici, un autre par-là, une opération chirurgicale bénigne en attente depuis des lustres, besoin de lunettes , une entorse qui date, une coupe de cheveux frôlant le n’importe quoi…

En fait Meursault avait une image de lui, complètement dévaluée, dévalorisée, il ne s’aimait pas et se vivait en mauvais objet et l’état de son corps en souffrance venait confirmer son diagnostic personnel. D’autant que le monde des adultes à commencer par son père, sujet barré je ne sais où et sa mère aimante, rejetante et cassante comme du cristal de Baccara, Baccara, c’est juste pour faire un clin d’œil à Roro, un de mes anciens devenu le roi de la tronçonneuse dentaire, ne lui apportait pas les fondations suffisantes sur lesquelles s’appuyer. Son déficit narcissique ressemblait au gouffre de Padirac et ses peintures rupestres à de funestes représentations archaïques d’un monde insécurisant.

Rapidement une visite au domicile de la mère fut mise en place. D’abord parce que c’est la moindre des choses de faire connaissance et puis parce qu’il nous fallait savoir en dehors des comptes rendus de synthèses et de la présentation anamnesique  qui nous avait été faite… Se rendre au domicile des parents permet souvent de pouvoir mettre des mots sur l’environnement proche de l’enfant et de sortir de la représentation qu’en font les uns ou les autres (parents-enfants).

 Notre premier travail a été de tenter de restaurer l’image de son fils en s’appuyant sur son comportement actuel afin qu’elle puisse de sa place de mère poser un autre regard sur Meursault sans lui savonner la planche et en lui donnant la possibilité d’un changement possible.

 Les représentations de la mère au sujet de son fils était elles aussi fixées dans la folie irrémédiable, il était fou comme lui disait son ancien foyer de l’enfance. Il ressemblait à son père par-dessus tout mais ça personne ne le voyait et il ne s’en sortira jamais !

 De notre point de vue et avec le peu de recul sur la situation réelle, cette mère elle avait l’air un brin psychorigide avec des idées bien arrêtées et en sortant avec ma collègue du premier entretien nous nous disions qu’il y avait du pain sur la planche mais que la mission n’était pas impossible !

 J’avais bien aimé la tournure de cet entretien même si cela confirmait ce que j’avais lu dans un rapport sur la relation mère-enfant.  Pour rappel cette rencontre se passait au domicile familial autour d’une tasse de café, en présence de son concubin et du petit dernier de 14 mois. On a discuté de tout… Tout est sujet de discussions, l’actualité, la politique  et c’est de cette façon que je comprends le plus. A chacun son truc, moi j’ai décidé de travailler avec les parents et il n’y a rien de mieux que d’échanger avec eux sur les rapports humains et sur leur façon de voir le monde.

 Elle avait contredit tous les arguments qu’on avait pu apporter pour positiver son fils. Elle le dénigrait à plein pot, c’était un bon à rien, le fils à son père et en plus complètement border d’elle et donc dans un bordel  fou. A un moment je me disais en pensant à Maurice Berger,  heureusement que Meursault n’était pas là pour ce premier entretien car cela aurait pu d’un coup détruire tout le travail non travail fait avec lui.

Très rapidement, on s’apercevra avec surprise que même si elle n’avait pas semblé adhérer  d’emblée à notre discours que par la suite, elle avait démontré qu’elle était capable de changement en mettant en place des stratégies loin de lui ressembler et très proches de ce qu’on lui demandait !

Et puis il y a eu quelques mois plus tard, cette demande incongrue, improbable de le recevoir tous les week-ends  à son domicile et la moitié des vacances scolaires ! Ne pas sauter sur cette occasion me semblait d’une frilosité inconcevable même s’il faut savoir mesurer la situation et ne pas se précipiter dans les demandes pulsionnelles et irréfléchies d’une famille. Passer de deux demi-journées à tous les week-ends et la moitié des vacances pouvait sembler impossible, irresponsable et voué à l’échec mais j’avais envie d’y croire. Je les sentais bien tous les deux dans cette demande ! Il y a parfois des trucs qui se passent et où l’on pourrait éviter de disserter dans tous les sens pour enfin laisser une chance au changement. Ce n’est pas facile de prendre ce genre de risque à l’aune du risque zéro et du référent ASE prêt à nous faire confiance mais qui doit en référer à toutes la pesanteur hiérarchique!

  Il faut savoir prendre des risques, même si l’on a que son pifomètre comme étalon mais d’après Lemay le pifomètre à parfois ses raisons que la raison dépasse et puis le risque était étalonné, si elle pensait pendant le W-E qu’il était vraiment fou, elle nous le renverrait sur le champ et on était en capacité de le recevoir.

On a essayé et cela marche depuis deux ans et demi et cette mère arrive même de nous demander pourquoi nous n’avons pas prévu dans les calendriers des retours de lui laisser son fils plus longtemps !

 En général quand elle le fait et c’est de plus en plus souvent, je ne manque jamais de la titiller et de lui rappeler les temps pas si lointains où elle ne le recevait que deux demi-journées par semaine. J’adore la remettre dans le réel et au final lui dire que c’est vraiment super ce qui se passe aujourd’hui.

Avec les parents, je suis comme cela, je ne tourne pas autour du pot ! Je viens les chercher là où ils en sont avec leur enfant. Dans une connivence de parent non parent, je touche et je me mets à leur niveau, je raconte mes propres difficultés avec leur fils, mes propres carences, mes échecs et mes questionnements. Quand la confiance s’installe et que l’on ne me trouve pas jugeant, je déroule jusqu’au paroxysme. Je fais alliance avec les parents tout en me situant comme l’avocat de leur fils et il n’y a pas photo, quand il en est ainsi, ils peuvent tout entendre de ce que je sais leur dire sur le moment. J’ai un grand respect pour les parents, même quand ils semblent imparfaits ! Je me rappelle même d’un père incestueux pour qui un jour, j’avais de la peine… Mais ça c’est une autre histoire qui mériterait d’être développée plus amplement !

Avec Meursault, une fois la lune de miel terminée et une demande de notre part plus pressante de mise au travail, notamment au niveau scolaire, les choses ont quelque peu évolué.

 Nous avons eu droit à deux crises impressionnantes de violence où par deux fois, Meursault a retourné la violence contre lui-même en se tapant une première fois très violemment sur la tête avec un manche à balai et une seconde fois s’envoyant 4 ou 5 coups de points dans le visage.

Cette dernière fois, j’étais présent et c’est moi qui avais déclenché la crise sans le prévoir. Je venais de lui demander de remonter son pyjama dans sa chambre parce qu’il trainait dans le salon, de plier un drap avec moi et de mettre ses chaussures pour sortir. Je n’avais rien vu là de si mirobolant dans des exigences que je trouvais  là toutes naturelles.

 Arrivé dans la voiture dans laquelle il ne voulait pas monter pour m’accompagner en courses, il s’est mis 4 ou 5 coups de poings dans le visage que j’imaginais si je les avais pris, me mettre  KO sur le coup. J’étais stupéfait, sidéré et le temps que je décroche ma ceinture de sécurité pour l’empêcher de se frapper, il était passé à l’acte contre lui-même.

 Son voisin de transport ironisa d’un ton qui me parut douteux, en lui disant tu ne viendras pas dire que c’est Eric qui te les a mis, mais derrière son ironie, je sentais son étonnement et une certaine angoisse, lui non plus n’avais jamais vu cela ! Il me reparle souvent d’ailleurs de cet épisode mouvementé.

Hormis ces deux spectaculaires crises, Meursault nous a détruit une porte et un lavabo dans des gestes ressemblant plus à des acting-out qu’à de véritables passages à l’acte. Aucune hospitalisation, beaucoup de dialogue, de prises de parole, de mise en sens et de prises de têtes…

 Il est maintenant au collège tous les jours après avoir été rescolarisé à doses homéopathiques à l’école primaire du village dans un premier temps. Il prend le bus scolaire, mange à la cantine, s’est inscrit aux activités sportives en périscolaire et mène un commerce tout à fait adapté avec la vie d’un jeune ado de 13 ans. Je remercie au passage les personnels de l’éducation nationale qui sans plus de moyens fournis par leur administration, ont accepté de jouer le jeu en prenant le risque du pari d’une intégration de Meursault dans leurs classes !

 Il s’épanouit maintenant littéralement dans son métier d’élève de collège et en retire une grande fierté, même si cela n’a pas été simple de lui faire accepter en début d’année, un programme adapté à son retard dans les acquisitions cognitives. Il a maintenant une petite copine et soigne son apparence physique. La principale du collège et la conseillère pour l’éducation ne tarissent pas d’éloges à son égard, elles qui ont été si souvent habituées à nos jeunes du lieu de vie, qui leur en font voir de toutes les couleurs ! Le regard qu’elles portent, elles aussi sur lui, est bénéfique dans le processus de soin. C’est notre boulot que de savoir repérer, identifier et mobiliser les compétences des partenaires pour que le sujet soit pris en compte dans sa globalité vécue et non que sous le seul prisme de son symptôme.

 La grande machine éducation nationale est malade de ses lourdeurs et de ses manques mais il y a dans cette institution et dans son antre, des gens qui méritent qu’on leur reconnaisse des compétences et une abnégation que les médias ignorent ou pastiches dans une démagogie parfois populiste et dangereuse. Ils sont instituteurs, professeurs, psychologues scolaires ou instituteurs référents…

Meursault au lieu de vie, je le trouve de plus en plus formidable, il m’étonne chaque jour de plus en plus. J’adore plaisanter avec lui, il a un humour fait plein de délicatesse et même si quelques-unes de ses blagues sont parfois vaseuses, il me fait rire par son côté candide. Il n’a rien d’un psychotique ou alors j’en suis un moi aussi !

 Des fois dans un sursaut de toute puissance exagérée, j’ai l’impression d’accoucher de lui et je le vois renaitre sous mes yeux. Narcissiquement le spectacle n’est pas pour me déplaire mais je sais que je le dois aussi à mes collègues qui ont été si souvent dans le dur avec lui.

 Il m’arrive fréquemment maintenant de rire avec lui de ses anciens troubles, je lui parle avec humour du petit bonhomme qui lui parlait dans sa tête, de sa crise où il s’est mis des patates digne d’un Tyson. Quand j’aborde ce sujet il est fier de dire que si c’était moi qui les avais prises, j’aurais été KO et à chaque nouveau stagiaire, il raconte l’épisode en me prenant à témoin « tu te rappelles Eric ? » comme si c’était un épisode fondateur dans la construction de notre relation. J’aurais aimé rentrer par une autre porte mais les enfants, ils ne prennent pas ce qu’on leur donne mais ce dont ils ont besoin me disait un jour l’ami Jean Cartry et j’ai déjà pu vérifier à plusieurs reprises qu’il avait raison !

Alors pour conclure, comment a-t-on pu en arriver là ?

Comment passer de cet enfant dit psychotique à cette alternative positive dans son évolution ? Nous ne sommes pas des magiciens, nous ne sommes pas meilleurs que nos collègues des autres institutions qui l’on t’accueilli ? Qu’est-ce qui a bien pu se passer pour procéder à un tel changement ?

En fait, je n’ai pas la réponse et l’histoire est en train de s’écrire, des régressions peuvent encore venir, mais je suis persuadé que les régressions font partie du processus de soin et qu’il faut les accepter en tant que telle.

 Pas facile quand on a un aussi haut degré d’exigences dans notre travail, et qu’on voudrait bien sentir le changement au bout de nos paroles et de nos actes.

 Mais que nenni, rien n’est comme cela, c’est le sujet qui décide et il n’est pas toujours en compétence pour le faire.  Il faut faire le deuil de la toute-puissance à vouloir changer l’autre, c’est encore Cartry qui m’a dit cela, un soir ou j’étais triste d’avoir perdu un être cher qui avait mis fin à ses jours.

Meursault c’est un bon cru, le millésime est acceptable et derrière une acidité factuelle, il a de la rondeur clinique. Meursault c’est un sujet de garde que j’espère ne pas garder trop longtemps en le rendant à sa mère ! «  C’est pas la mer à boire » me disait Joseph en me remettant au boulot et croyant que je puisse jouir un seul instant de cet état de fait !

Je stoppe cet écrit en recevant un coup de téléphone d’une de mes collègues qui me dit, à l’instant où j’écris ces lignes que Meursault vient de piquer une crise en les traitants de merde et  moi aussi  par la même occasion et que mon collègue a dû improviser une danse mimant un affrontement imaginaire pour détourner son attention,  afin qu’il n’y est pas de passage à l’acte…

Je le vois bien Mehdi dans ce truc de fou de danse avec Meursault ne sachant pas si c’est du lard ou du cochon et se laissant transporter dans ce délire bien plus confortable que de la vraie violence et offrant une porte de sortie sans perdre la face. L’humour c’est aussi un outil de travail dans nos métiers du social. Bravo Mehdi pour ton culot, ta spontanéité et ta compréhension imaginative !

Ceci n’est donc ni le début, ni la fin de mon histoire, on verra bien, c’est la valse à mille temps qui s’offre encore le temps d’être l’invitée du bal des psychotiques.

Eric Jacquot

 

 

10 mars 2014

De la prise en charge à la prise en compte: plaidoyer pour une clinique transdisciplinaire

Ce texte est dédié à Saul Karsz (philosophe et sociologue), à qui revient l’hypothèse que l’idéologie et l’inconscient font nœud…

 

La société attend des actes de la part des travailleurs sociaux, des thérapeutes, des soignants, des formateurs, des enseignants ; actes censés produire des changements significatifs et observables chez des sujets en souffrance et/ou en perte de lien social. Dans le contexte néolibéral actuel empreint de pessimisme, l’acte devient activisme par lequel le pragmatisme, le quantitatif, et le principe de résignation – confondu avec le principe de réalité – font loi, tendant à remplacer tout processus d’action qualitative et de réelle prise en compte du sujet dans sa singularité. L’acte éducatif et/ou thérapeutique devrait renvoyer toujours à une rencontre authentique entre deux sujets socio-désirants, c’est cette rencontre singulière qui donne sens à une clinique du lien social, et qui doit pouvoir garantir au sujet en difficultés de pouvoir mettre tout son potentiel de son côté pour faire face au réel. Il s’agit d’une clinique impliquante se déroulant sous transfert, mettant souvent à mal les intervenants.

L’acte, dans le travail social, que ce soit dans le champ éducatif, pédagogique, ou thérapeutique, requiert une haute exigence des professionnels : pas seulement la mobilisation de compétences et de savoir-faire, mais avant tout une éthique de l’humain et de ce qui fait processus civilisateur (Norbert Elias, 1970). Dans cette rencontre entre deux sujets, il est nécessaire d’y injecter de l’invention, de la créativité, de l’inédit, et bien souvent du « bricolage intuitif ». Cette rencontre sous-tendue par l’éthique de la prise en compte du sujet est un travail difficile, souvent de peu de visibilité, il n’est pas quantifiable selon les normes dominantes, et ne se pratique pas sans le risque d’être bousculé dans ses représentations. Cet acte de rencontre implique la nécessité de ne pas se conforter dans la posture du professionnel qui sait. En effet, il faudrait plutôt accepter de ne pas savoir, et accueillir l’inquiétante étrangeté de l’autre, ce qui sous-tend une posture d’ouverture et de modestie.

Les travailleurs sociaux côtoient à longueur d’année la misère du monde (P. Bourdieu, 1993), la folie, la souffrance, l’injustice et le désordre, c’est-à-dire le chaos du réel, là où l’iniquité et les inégalités sociales sont les plus redoutables. Ils doivent sans cesse pratiquer l’art du « grand écart » entre la commande sociétale par force normalisatrice (voire normopathe) et les demandes singulières des personnes en souffrance que les institutions leur confient. Cette pratique de prise en compte du sujet est une clinique du « cas par cas », elle nécessite un renouvellement des agirs professionnels, une écoute active, et des actions inventives suscitant l’adhésion des sujets : une lourde tâche devant laquelle nous ne saurions reculer.

Le principe clinique du « cas par cas » trouve sa source dans la psychanalyse, cela signifie que la clinique est toujours singulière, et que chaque situation est abordée dans sa particularité et les caractéristiques qui lui sont propres. A contrario, cela évoque en moi ce que j’ai pu vivre durant huit années dans un foyer de l’Aide Sociale à l’Enfance. J’ai dû souvent supporter ces affirmations péremptoires : « Ce gamin, il me fait penser à untel, on connait bien ce genre de comportements, on a l’habitude, et nous savons comment y faire face ! »

En effet, si plusieurs enfants ont été préalablement enfermés dans des catégories nosographiques, les travailleurs sociaux auront tendance à oublier que l’enfant qui pose problème à l’équipe hic et nunc se nomme Pierre Durant, qu’il a des parents, des frères et des sœurs, qu’il est déterminé par une histoire sociale et familiale, qu’il a sa manière à lui de parler, d’agir, qu’il vit des émotions, est traversé par des affects, et qu’il ne saurait se laisser enfermer dans une catégorie virtuellement repérée comme « enfants à problèmes ». Ses comportements déviants signifient : « je suis, j’existe, je suis vivant ! » Il s’agit d’un sujet qui se montre et s’affirme dans le désordre, face à la violence institutionnelle qui nie sa singularité. J’ajouterai que ce sont ces enfants-là qui donnaient sens à mon travail d’éducateur, et non ceux qui étaient pacifiés et soumis au diktat institutionnel.

La prise en charge est malaisée et souvent contraignante comme l’évoque Guillaume Peugnet dans son précédent article, elle peut même dans certains cas se révéler rédhibitoire à cause de la situation objective du sujet souffrant, et surtout à cause des difficultés à le faire adhérer à cette problématique instituée de la prise en charge. Cela peut être vécu comme un forçage. Ces difficultés sont parfois inextricables et tendent vers des impasses relationnelles qui seront imputées dans la plupart des cas au mal être du destinataire. Cela évoque une question récurrente chez les travailleurs sociaux : « comment faire du bien à des gens qui le refusent ? »

Ces sujets humains sont pris dans des entraves générées par leurs conditions sociales d’existence et/ou leurs structures psychiques. La prise en charge stricto sensu participe à un étiquetage dans des nosographies enfermantes et stigmatisantes : SDF, personnes désocialisées, sociopathes, dans l’addiction, exclues du travail, défavorisées, carencées, psychotiques, pervers….on peut se demander en quoi ces étiquetages dans des petites boites peuvent définir la complexité d’un être humain en souffrance ? Il y a là en filigrane des archétypes normalisateurs empreints de modélisations, afin que ces personnes (considérées plutôt comme des individus) fassent le « moins de vagues » possibles dans la société civile. Cette prise en charge par les travailleurs sociaux ne propose que des aménagements de la misère, pour une plus-value relative de paix sociale : il faut bien défendre la société de ses déviants (CQFD).

Si ces personnes y consentent et coopèrent, elles seront dans le meilleur des cas des objets de cette prise en charge, objets contraints et soumis s’il en est. Il faudra qu’ils s’y résignent et admettent que les modélisations proposées/imposées sont les seules viables pour eux….normalisation régulatrice. Cependant, et comme l’évoquait J.F. Viller à notre dernier regroupement, à propos des injonctions de soins sous contrainte, ces mêmes sujets vont louvoyer, utiliser des stratagèmes, manipuler le thérapeute, voire s’insurger, ils joueront parfois avec duplicité de leur fragilité supposée, en fonction des réactions de ce même thérapeute, pris dans son contre transfert.

Ainsi, des tensions éclatent lorsque le destinataire n’adhère pas aux modalités normatives de cette prise en charge ; tensions imputées au professionnalisme de l’intervenant, ou aux difficultés personnelles du destinataire. Beaucoup de travailleurs sociaux déplorent la position objectale des « usagers », et constateront avec dépit qu’ils se réfugient dans la passivité, et qu’ils ne se prennent pas un minimum en charge. De ce constat pessimiste, nous pouvons tenter d’en dégager quelques explications : la prise en charge concerne des « cas » (les « cassoces »), et nombre d’entre eux refuseront d’être enfermés par cet étiquetage stigmatisant. Moins le destinataire acceptera de se considérer comme tel, plus importantes seront les difficultés à le prendre en charge : incompréhensions, adhésions mitigées et ambivalentes, oubli des rendez-vous, transgressions d’interdits….

Je ne peux pas m’empêcher de penser à certains jeunes abandonniques vivants en internat éducatif, et placés par l’A.S.E…. voir comment ils mettent souvent à mal tous les dispositifs « bienveillants » des éducateurs, agissant dans la plupart des cas ailleurs que là où on les attendait, des actes que je nommerai des émergences instituantes, face à un institué normalisateur qui peut être ressenti comme menaçant par les jeunes. Ainsi, à leur manière, ils se prennent en charge, s’affirmant dans leur singularité et leur souffrance ; et les équipes, souvent animées d’une bonne volonté, seront déstabilisées dans leurs représentations.

Il me semble que la voie royale du travail social supposerait de quitter – quand cela est possible - le cadre de la prise en charge et de considérer les personnes en difficultés dans leur globalité de sujets socio-désirants, afin de pouvoir les accompagner dans le cadre novateur d’une réelle prise en compte. Cela nécessite de faire un petit pas de côté, de considérer les personnes comme des sujets, c’est-à-dire de les voir selon d’autres perspectives, c’est-à-dire ni dans une vision caritative et moralisatrice, ni dans une vision rédemptrice des populations fragilisées.

Travail social… social… si l’on ouvre le dictionnaire, nous apprendrons que le social, c’est ce qui est relatif à une société, à une collectivité humaine, ce qui est une tautologie. Le signifiant social est très polysémique : qu’y a-t-il de commun entre le plan social d’une entreprise qui va licencier mille salariés, afin que les actionnaires engraissent encore plus ; entre l’action sociale, le travail social, la division sociale du travail (Marx), la division du travail social (Durkheim), les sciences sociales, le droit social, le social d’entreprise, le lien social, l’exclusion sociale, la question sociale, l’insertion sociale ? Social, société, l’un implique l’autre et vice versa, ces deux signifiants s’étayent mutuellement. Cependant, pour qu’il y ait du social, il ne suffit pas de défendre la société et d’y vivre, car si cela suffisait, il y aurait beaucoup moins d’exclus, de malades mentaux, de désespoir, de personnes asociales en dérive. Le social est modélisation dominante, représentations imaginaires, normes, valeurs, c’est-à-dire idéologie. Le travail social fait partie des Appareils Idéologiques d’Etat (Althusser, 1970), et l’action sociale a – qu’on le veuille ou non – des visées normatives et régulatrices ; le travailleur social sincère – et il y en a - qui n’hésite pas à se poser la question de pour qui et pourquoi il travaille, est dans la plupart des cas dans un conflit de rôle douloureux, confronté à une tâche quasiment impossible. En n’étant pas dupe de sa posture d’agent double, il dupera peut être moins les destinataires de son action.

Agir autrement dans le travail social, cela signifie s’affranchir des certitudes toutes puissantes et accepter de ne pas savoir. Pour agir autrement, il faut penser autrement le travail social et la clinique qui est sous-tendue. Il y aura clinique du sujet quand, à partir de situations singulières, en sera tiré de nouvelles connaissances, un savoir jusqu’ici insu, ainsi que par l’identification des logiques sous-jacentes en œuvre. Cette clinique se veut transdisciplinaire, elle veut promouvoir le passage de l’illusion toute puissante de la maîtrise à la culture du doute, laquelle n’empêche pas d’agir. La maîtrise, c’est l’illusion de la posture d’expertise, le regard technicien en surplomb vis-à-vis des situations ; fantasme fort répandu des explications totalisantes, et par force enfermantes. L’ouverture de l’intervenant à un savoir insu et inédit est une posture de modestie qui modifiera les relations entre ce qu’il est convenu d’appeler « usager » ( !)  et l’intervenant quel qu’il soit : éducateur, psychologue, assistant de service social…etc…

J’ai évoqué et je défends l’idée d’une clinique inventive qui serait par essence transdisciplinaire. Qu’est-ce que cela veut dire ?  Cela signifie que le sujet humain est à l’épicentre de plusieurs registres : le neurobiologique, le psychologique, les déterminations sociales, l’historicité, et les déterminismes socioéconomiques. Au cœur de cette articulation demeure le trou noir de nos connaissances (nous ne savons pas grand-chose), qu’aucune méthodologie d’investigation actuelle, aucune modélisation, aucun concept totalisant ne saurait appréhender avec vérité. Cette clinique transdisciplinaire est plurielle et défend le principe du « un par un ». Elle va à l’encontre du sociologisme (et non de la sociologie) qui accorde un rôle déterminant aux seules structures sociales, sans tenir compte des particularités psychiques des sujets. A contrario, elle va également à l’encontre du psychologisme, car beaucoup de psychologues, voire de psychanalystes se sentent obligés d’établir des modélisations en fonction des seules structures psychiques, sans prendre en compte les déterminismes sociaux et les inégalités de classes. Ainsi, une clinique transdisciplinaire est par conséquent dialectique, rendant pertinente et possible l’articulation entre les divers points de vue, les problématiques différentes qui visent le social, le psychisme, et le biologique. Cette clinique exigeante explore le champ de pratiques différentes tout en développant une nécessaire réflexion épistémologique sur les conditions d’un travail social multi-référentiel.

Revenons-en à la prise en compte, qui est un dépassement de la prise en charge : cela implique l’avènement du statut de sujet et la psychanalyse occupe là une place significative ; pour qu’il y ait une réelle prise en compte, il faudra prendre aussi en considération la place qu’occupe l’inconscient. Passer de la prise en charge à la prise en compte, cela suppose que l’intervenant-praticien du social soit aussi en capacité de se prendre en compte lui-même, qu’il comprenne enfin quelque chose à sa mission, et de ce par quoi il est lui-même – à son insu – travaillé: idéologie, préjugés, pressions des commanditaires, normes dominantes, représentations et déterminations inconscientes. La prise en compte est un dépassement du travail social tel qu’il est actuellement, cela passe par une haute conscientisation du professionnel, sur ce par quoi il est agi et influencé dans ses représentations, et un refus de vouloir sombrer dans l’activisme et le quantitatif, vouloir faire trop vite le bien d’autrui, et cela passe par une écoute préalable de longue durée et approfondie. Il faut s’affranchir des évidences et du fatalisme, responsable de l’immobilisme et du pessimisme ambiant.

Dans la prise en charge, et souvent à juste titre, les sujets se révoltent et revendiquent. Dans la prise en compte, ils émettront des objections. Dans le premier cas, ils sont conduits, dans le deuxième, ils sont accompagnés. La voie royale et exigeante, c’est l’écoute active et l’accompagnement du sujet, sa prise en compte dans toutes ses composantes humaines. Les travailleurs sociaux sont pris par deux forces : celle de l’idéologie, et celle de l’inconscient. L’idéologie et l’inconscient font nœud (Saul Karsz, 1992)

Je terminerai cet article un peu confus (car j’aborde la complexité humaine) par une hypothèse théorique qui m’est chère : l’idéologie est à la société ce que l’inconscient (freudien) est au sujet. L’idéologie serait par conséquent l’inconscient collectif de la société.

Comment faire pour s’en déprendre ?

 

Serge DIDELET

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