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ACLIS 74
11 mai 2014

Le bal des psychotiques ou la valse à trois temps

Eric Jacquot est responsable d’un lieu de vie en Saône et Loire, il accueille des enfants et des jeunes réputés difficiles…les inclassables de la clinique, ceux qui dérangent l’institué. Nous avons lu avec un immense intérêt  son texte et nous lui avons demandé l’autorisation de le publier. C'est un excellent témoignage d'une approche clinique du sujet singulier, ici avec ses particularités qu'en termes de psychopathologie on peut rattacher à la psychose, dans le travail éducatif. Ce témoignage montre que l'on peut prendre en compte le sujet et ses particularités sans l'enfermer dans un diagnostic, sans le réduire à une entité psychopathologique. Cette prise en compte du sujet dans une relation vivante ne va pas sans mal, mais est, O combien plus intéressante qu'une relation avec des barrières étanches qui isoleraient la "folie" de la "normalité", qui isolerait le sujet singulier dans une nosographie normalisatrice.
En passant, ce texte aborde plusieurs points: les relations entre le monde de l'éducation spécialisée et le monde "psy", les relations avec l'Education Nationale... Certains passages très critiques vis à vis de l'institution psy nous semblent très intéressants... La référence à "l'étranger" de Camus en ce qui concerne le rapport du sujet au monde pourrait certainement donner lieu à de plus amples développements pour tenter d'approcher la façon d'être au monde et aux autres de certains sujets.
Ce texte a toute sa place sur notre blog et Eric Jacquot qui a le mérite de résister et de défendre une « clinique respectueuse du sujet » est notre pair…merci à lui.

Le bureau d’ACLIS 74

 

Premier temps, un temps pour voir.

Dans le monde du  médico-social, s’il y a un sujet qui peine à trouver sa place, c’est bien celui que l’on nomme pour faire un peu court le psychotique.

 Il est normalement soit borderline, terme angliciste à la mode qui donne l’air sérieux ou intelligent pour celui qui le prononce, soit au plus proche d’une psychopathologie dite limite en  français ce qui ne fait pas moins intelligent pour celui qui n’en fait pas sa propre publicité.

 Il est  tout  simplement fou ou débile pour le commun des mortels et nos ancêtres institutionnels ce qui ne fait pas d’eux des cancres ou des êtres infréquentables…

Dans le médico-social, c’est comme cela depuis la nuit des temps, l’autre, le différent, l’incasable, on le nomme dans une distance polie, proche d’un scientisme sectaire et marchand pour le figer dans la postérité de l’instant et du goût du jour banal d’un prix de journée.

 Il dérange nos habitudes, c’est un vrai empêcheur de tourner son café en rond !

 Ce type de sujet, dans le médico-social n’a que très peu de chance de trouver sa place ! Il est borderline et c’est bien  là, le premier de ses soucis. Il est à la frontière de toutes nos institutions, c’est un boat people clinique en attente d’échouage, il n’atteindra jamais son fantasme Lampedusien.

 C’est  un sujet né sous X, époux  X de notre incompétence à l’accueillir dans ce qui le signe et dans ce qu’il est vraiment.

 Ce  sujet-là, Mesdames, Messieurs,  on ne le soigne pas, on le fuit, il est hors sujet, hors norme, c’est un apatride, c’est le sujet inconnu dont la flamme n’éclaire pas nos arcs de triomphe. C’est  l’inconnu de nos Schengen frontières psychologiques et de notre façon de pouvoir penser le monde autrement !

C’est l’incasable de service,  celui qui navigue sur le radeau de la Méduse, d’établissements en établissements, de famille d’accueils en lieux de vie. Il est directement importé sans traçabilité des hôpitaux de jour au gré de courants dominants  peu respectueux de la singularité du sujet et de son avenir. Point d’alliés en vue, il est condamné à être en garde à vue clinique ad aeternam ou au pire au bannissement. Il est hors sujet en permanence !

C’est la patate douce et chaude qu’on se refile comme on se refilerait une marchandise douteuse dont on ne pourrait pas dire qu’elle ne l’est pas.

Pour se séparer de l’indélicat, de ce fou auquel on ne s’est pas trop attaché et qui ne sait pas mesurer l’intérêt que l’institution a pour lui. On lui propose un projet individuel plus proche de ses compétences, un établissement  enfin mieux adapté à son accompagnement,  une orientation  correspondant plus à son profil et pouvant développer ses capacités de socialisation et son besoin de soin spécifique.

  Dans le bavardage, on ne manque pas de vocabulaire et d’imagination et quand on arrive à prendre ce fou pour un con plus qu’un fou, on a en plus l’impression d’être soignant ! On se soigne nous-mêmes sur son dos dans des contentements imaginatifs et parfois loufoques…

Une médaille de plus à mettre au plastron de l’abjection et de la toute-puissance….

 Quand on veut se débarrasser de son chien, on l’accuse d’avoir la rage me disait à Dole, Pasteur un soir de pasteurisation symbolique d’un moi encoprétique. C’était vraiment dégueulasse et je ne préfère pas vous raconter cette expérience car même après pasteurisation, les odeurs étaient encore lourdes de sens et je ne voudrais pas qu’un conseiller général  en mal de reconnaissance puisse en faire,  grâce à ce processus, l’éco- musée de ses propres déjections politiques!

 Le psychotique border ou pas, c’est la hantise du médico-social, c’est celui qui vient pourrir les discussions de bureau, hanter les réunions et les soirées de travail, affaiblir les équipes, mettre des doutes sur la compétence de la direction et semer la confusion dans tout un établissement. C’est l’Histrion libre qui n’en fait qu’à sa tête et de sa tête en général, on n’en donne pas cher ! Surtout si elle est étiquetée comme telle car dans ce cas,  ce n’est  pas un chef de service qui va risquer la sienne pour lui me disait Tarace de Caferuis notre noble chef de service d’origine managériale.

 Finalement ce psychotique, il me rappelle un peu l’étranger de Camus, jugé avant même d’avoir parlé et aussi parce que quand il parlait, il ne dissimulait pas ses ressentis désaffectivés, distanciés de lui-même et des autres et finalement inaudibles à l’oreille de normopathes plein de préjugés et propres à ne penser le monde qu’à partir d’eux -même !

  Celui qui provoque un dérangement professionnel et qui ne rentre pas dans la bonne case,  on lui colle une étiquette et on le préjuge puis on le fixe dans cette hypothèse. Quitte à le condamner dans ce qui nous semble collectivement au moins acceptable pour partager encore du temps avec lui, juste subrepticement avant de le virer.

 On le signe à la pointe de l’épée de son symptôme et on ajustera son étiquette et son col de chemise avant de le refourguer en solde, ailleurs chez n’importe quel soldeur du soin qui voudra bien par chance le prendre en charge ! Honte à ce système d’agir et de penser…

Le mot de prise en charge prend  alors toute sa valeur… je préfère celui de prise en soin à la connotation plus psychanalytique ou  celui de prise en compte plus proche de la réalité du travail social.

Avec le psychotique, on ne fait pas dans le sur-mesure mais dans la démesure et personne ne viendra se plaindre pour lui, en général, c’est sans risque, il est abandonné par tous ! Qui viendrait se risquer pour lui ? Qui viendrait risquer sa place, son salaire aux frontières de ses délires ? Personne…. Il est seul dans sa misère psychologique, c’est le SDF de notre système éducatif, oublié de 2002-2 et même de sa propre mère.

  Les établissements et les éducateurs, lui  il sait comment  ça marche ! Il connait les limites puisqu’il est borderline et que c’est surligné en rouge sur sa carte de visite. Il en a la photographie imprimée dans son inconscient. Elle est là, elle lui parle, il vit avec… C’est son autre, l’autre partie de lui-même !

Il sait le poids de son statut, il sait quelle est sa place dans l’institution, il sait se situer. Il y a souvent chez lui un côté situationniste qui s’ignore et se perds dans le trop de pulsions de son quotidien !

 Il sait susciter l’interrogation mais aussi la désharmonie  dans l’équipe et c’est de là que nait son évitement  ou son rejet d’une vraie relation éducative forte avec quiconque.  Il a ce don d’interpellation si puissant, Il ne va pas s’en priver puisqu’il est soupçonné d’être fou. Cela lui donne  donc carte blanche et cela au moins pour un certain temps, il le sait car dans chaque institution où il est passé, c’était pareil ! Le fou du roi, c’est lui et cela l’autorise à dire ce que certains pensent tout- bas.

 Sa force ou sa capacité de résistance au système qui l’évite, c’est parfois dans la division de l’équipe qu’il la puise, mourir sans gloire ou sans laisser de traces serait le parfait anéantissement qu’il fuit depuis si longtemps. Il veut marquer son environnement de sa signature toute personnelle ! Il a un besoin de transcendance, il veut marquer les esprits et rester gravé dans le marbre de la mémoire institutionnelle. Il veut qu’on parle de lui quand il sera parti, c’est sa façon de survivre.

 Il choisit souvent une personne qu’il va traiter autrement, personne dite poubelle selon Paul Fustier, en l’attaquant à tout point de vue (physique et verbal) et  en faisant en sorte que les autres membres de l’équipe puisqu’il ne les traite pas de la même façon, puissent avoir des doutes sur le niveau de compétences relationnelles ou éducatives de leur collègue.

 Il crée du clivage, de l’interrogation qu’il nourrit suffisamment pour entretenir le feu qui couve dans toute équipe.

Le tout, c’est de ne pas tomber dans son piège mais cela n’est pas évident tellement il sait introduire le doute et tellement les zéducs s’autorisent et s’alimentent du doute comme essence même de leur praxie. L’éducateur pour le psychotique, c’est une éponge d’angoisse résume bien Joseph Rouzel dans son bouquin sur la prise en compte des psychoses dans le travail éducatif.

C’est là, dans nos temps d’interrogations qu’il nourrit son symptôme. C’est dans nos divisions qu’il mesure  la fragilité d’une équipe. C’est dans la qualité de sa jouissance qu’il puise la nourriture qui l’autorise encore à survivre et surjouer ses émotions pour ne pas s’effondrer.

 Il sait par expérience, la fragilité d’une équipe, c’est un vieux de la vieille, son premier placement date de la pouponnière. Il est la mémoire des institutions, il en connait tous les rouages, les conflits sous-jacents, les non-dits, les crises passées… Il sait… Mieux que quiconque, il sait… C’est un véritable historien de notre métier, il y a un Maurice Capul qui sommeille en lui. C’est le témoin direct de notre pratique et de nos pratiques inversées pour tenter de le comprendre. Personne ne serait mieux placer que lui pour nous raconter ce que nous sommes dans nos morcellements et nos contradictions !

 Il lui faut taper là où il pense être le point faible et pour le trouver, il n’y a pas meilleur que ses ressentis. C’est un champion toute catégorie… Il sait maintenant se sublimer sur le compte des autres et il n’est pas prêt de se priver de son stock de jouissance, il ne brade rien ! Il organise son petit marché de proximité dans son petit  monde à lui, il a la fibre écologique et il ne s’intéresse pas à la mondialisation ! Sa marchandise psychique, il ne la transporte pas via des containers à des milliers de kilomètres, son truc c’est la proximité géographique de la relation.

 Il est le sujet  que l’on institue sur le piédestal  d’un système bancal  dont on ne comprend rien des enjeux, des rouages et dans lequel  il nous convoque tout le temps.

 C’est notre fou, c’est notre centre, c’est le centre du dispositif.  C’est le fruit de nos entrailles et maintenant dans une pulsion de destruction,  il cherche le point de faiblesse du système qui l’institut en tant que tel et en tant que fou. C’est l’Histrion d’Hamlet qui s’engouffre dans notre ignorance de sa pathologie. Il joue, il surjoue le fou pour nous plaire et nous déplaire !

 C’est la tête chercheuse, l’électron libre du problème institutionnel, celui qui met en lumière les indicibles carences de nos pratiques.  C’est un chasseur de tête insensible à l’autre qui aime jouir des dégâts qu’il occasionne même si cela peut lui nuire en retour. Une nuisance peut au passage nourrir une tendance paranoïde et lui apporter un surplus de plaisir masochiste. L’essentiel c’est de nous toucher pour ne pas mourir et il est touchant à bord écorchant dans son inconditionnelle folie…

 En tous  les cas, j’ai remarqué un truc de terrain positif, c’est que pour exister dans le monde réel, il a aussi besoin de se confronter à notre capacité de résistance !

 Et notre résistance, contre toute attente,  c’est ce qui va entre autres, l’aider dans son processus de soin ! Il faut aller le titiller dans notre capacité à lui résister sans s’effondrer…

 Céder, rompre, le virer,  viendrait confirmer le rejet dont il se sent de son point de vue, légitimement victime depuis l’aune de sa vie. Lui résister, lui faire face, reculer, revenir, admettre que l’on se trompe à son sujet,  c’est autrement plus compliqué pour lui et pour nous !

Etre présent, faire face, donner des explications, dire qu’elles ne sont pas forcément bonnes, parler de nos questionnements, de nos doutes à son sujet,  se mettre à niveau, régresser,  cela l’interroge ! Cela met au travail bien mieux que l’exclusion  pure et simple aux frontières du système. Cela lui donne au contraire aussi parfois l’autorisation d’aller plus loin dans sa jouissance.

Il faut faire un travail sur l’énigme, il faut mettre au travail l’énigme que l’on représente pour lui ! Il faut venir le toucher là où il ne s’y attend pas. Il faut brouiller les codes et venir sur son terrain. C’est sur le nôtre que son symptôme a le plus d’impact et quand on est sur le sien, il n’aime pas quand il y a le bazar, il a son sens du rangement très précis de l’ordre des choses. Il n’aime pas en général  le remue-ménage de ses explosions pulsionnelles et il devient alors parfois plus accessible. Il travaille alors sur sa propre frustration, il doit lutter contre lui-même pour ne pas déranger son petit intérieur tellement codifié.

 Quelle est cette personne qui me fait face, qui n’est pas ma mère ou mon père et qui se comporte comme tel ou plutôt comme cette image que j’ai fantasmé de ces deux-là ? Il a une gueule d’éduc, il me raconte des trucs d’éduc mais il n’est pas comme… Je l’attaque et il ne s’effondre pas, je l’attaque et il ne me bat pas en retour ou il n’abandonne pas ! Il est toujours là, je le sais et même quand il me dit qu’il ne veut plus me parler parce qu’il est fâché après moi…

Il semble différent mais pas totalement, qui est-il  cet aussi fou que moi, capable de se mettre parfois à mon niveau et de comprendre à minima ce que je ressens ? D’ailleurs je ne lui dirai jamais ce que je ressens complètement pour ne pas lui faire un plaisir professionnel  mais j’ai besoin de cette éponge vivante pour me voir en effet miroir tel que je ne suis pas vraiment ou qu’on voudrait que je sois !

 L’énigme de ce paradoxe met au travail de penser  qui  invite à mentaliser, réfléchir, construire un début de réflexion  qui permet  parfois de retarder le passage à l’acte pulsionnel me disait un jour Jean Cartry en rentrant d’une visite chez Paul Fustier.

 Mais il faut le dire que ce n’est pas  évident d’arriver à une telle abnégation face aux attaques répétées, dangereuses et incompréhensibles d’un sujet qui dérange. Surtout quand  il vous a choisi comme personne « poubelle » de son tout à l’égo.

Il n’y a pas de recette précise, sinon le soutien de ses collègues, il n’a  rien d’écrit dans les livres et il faut faire comme si on savait, pour ne pas sembler démuni !  L’intuition ou la capacité intuitive d’adaptation rapide est souvent le seul moteur de l’agir qui ne doit en aucun cas prendre ses attaques pour quelques choses de personnel même si elles viennent  souvent s’accrocher à ce qui pourrait ressembler à la réalité de ressentis  bien réels et très personnels.

  Il faut alors bricoler de l’acceptable… Faire un compromis et se donner la possibilité de revenir dessus à la lumière du collectif.  C’est tout un art d’être canard me disait mon fils dans sa leçon de récitation d’école maternelle.

 Ces jeunes en frontière, aux carences affectives précoces et aux vécus institutionnels longs savent ce qui peut nous toucher individuellement et ils en font le commerce inconscient (l’e-commerce) dans ce qu’ils retransmettent de nous et dans cette façon de nous interpeller pour que l’on s’occupe d’eux  d’une manière ou d’une autre.

Ils nous convoquent sur le twitter de leur misère affective sans ménagement et ils se foutent de l’état dans lequel ils vont nous mettre car ils savent depuis belle lurette qu’on est payé pour cela, que c’est notre boulot et que si on n’est pas content, on peut toujours aller ailleurs et surtout en dehors de leur chemin. Ils n’ont pas demandé eux qu’on soit là ou que l’on se sente personnellement visé par leurs attaques, même si dans le transfert et le contre transfert, on a dû livrer forcément un peu de nous et de notre histoire !

 Ils n’ont pas tort en fait ! On ne se jette pas dans la misère des autres pour justifier un diplôme ou justifier sa paie. Il faut qu’il y ait encore autre chose, une autre forme d’engagement et même et surtout si cela doit rester au niveau de l’énigme… Ne pas réduire le paradoxe, ne pas l’aplatir m’a répété maintes fois Cartry en citant Winnicott !

 Entrer en relation avec le sujet ne va pas sans une mise en risque de soi-même et ne doit pas amener aussi  à une critique systématique du système institutionnel  parce qu’il collectivise la plupart du temps en rang d’oignons nos émotions, notre savoir-faire et notre savoir-être. Le cadre institutionnel, même s’il peut paraître contraignant, c’est ce qui vient faire tiers dans la relation et même s’il peut paraître imparfait, il apporte au minimum,  la distance nécessaire aux actes et ressentis propres aux professionnels de l’accompagnement que nous sommes.

 Il ne faut pas faire l’économie d’un tiers dans la relation nous disait en substance Tosquelles dans son « triangulez, triangulez » et face à ce genre de personnage, tel que le psychotique protéiforme,  il ne faut pas faire dans le choc frontal mais de toute évidence dans la triangulation. L’équipe prend alors tout son sens dans sa légitimité d’entité soignante et cela passe par tous ceux qui la constituent et cela sans restriction de diplôme ou de savoir présupposé. La thérapeutique n’a pas de prédisposition d’attachement et peut se cacher derrière le langage d’une maitresse de maison, d’un factotum peu attiré par nos métiers de l’impossible ou bien le stagiaire de passage. Si cela arrive, il faut voir cela comme une réussite non concurrentielle car c’est l’équipe qui elle seule peut créer les conditions d’une telle émergence. Pas facile à faire comprendre à l’heure des entretiens individuels avec son patron et de la culture du résultat à tout prix, voire à n’importe quel prix !

 Le fou, le bizarre, il doit  se confronter au réel en permanence pour vérifier sa capacité à être dans notre monde et il le fait souvent avec les moyens  limités d’attaques violentes ou disproportionnées !

Quelle influence ou quel pouvoir  a-t-il sur le monde qui l’entoure ? C’est une des questions qu’il se pose et qui interroge sa faculté à résister à la folie qui le guette dans son entre-deux monde. C’est un mode de communication, le symptôme est un langage nous disait Lacan.

  Il  le sait, il l’a déjà vérifié à de nombreuses reprises, il est bien plus expérimenté que n’importe lequel d’entre nous. J’en connais un qui disait même à son psychiatre de prendre un peu de repos, le sentant un peu fatigué !  C’est un pro du placement et de la neurobiologie, il saurait même parfois s’administrer son propre traitement et manipuler en même temps son ordonnancier de psychiatre.

 Il sait imprimer son tempo pour ne pas subir le temps des autres ! Il sait se rendre épuisant physiquement, psychologiquement pour éventuellement  sembler contrôler la situation dans le relâchement de ceux qui l’accompagnent.

  Combien de stagiaires ou d’éducateurs  a-t-il déjà réussi à terroriser ou à faire démissionner, il ne s’en rappelle plus mais il peut sans mentir en faire ses états d’armes.  Sa jouissance fait peur et ses états d’âmes aussi !

 Avec lui rien n’est simple car rien n’est simple dans sa vie ! La crise c’est ce qui le fait exister et la société en réponse, c’est ce qu’il croit, doit lui redonner ce qui  lui était bon et qu’il a perdu (le sein de sa mère ? Je n’en suis pas certain !) et ceux qui lui font face sont là pour  lui éviter cette illusion nous dit, en substance Winnicott dans «  Déprivation et délinquance ». Entre la folie et la délinquance, il a choisi dans un acte de résistance, la violence  pour ne pas sombrer, signe de bonne santé psychique. Alors  il pose des actes antisociaux, propre à faire réagir le milieu qui lui fait face et à chaque fois que l’on est prêt à le donner pour fou, il vient nous contredire dans un acte proche à interroger notre propre normalité et donc la sienne.

Le psychotique, personne n’en veut, je parle de celui qui évolue dans le médico-social, vous savez l’antisocial avec des troubles de l’humeur et du comportement   !

La psychiatrie hospitalière vous le renvoie après une crise gigantesque où il voulait tuer tout le monde entre autres exemples,  sans autre forme de procès qu’une simple observation non coercitive et quelque fois avec un traitement et à chaque fois en l’absence de tout diagnostic sinon celui, qu’il ne relève pas de son champ de compétences mais du secret professionnel.

 Il n’y a pas d’adresse pour ces sujets en errance dans le Waterloo social de notre morne plaine sociétale !

 La psychiatrie, elle aime les vrais fous, pas ceux qui sont dans l’entre- deux et surtout pas ceux qui pourraient l’amener à travailler en lien avec des équipes du médico-social, qui posent trop de questions et voudraient travailler en équipe.

 La psychiatrie, c’est du sérieux rien à voir avec le médico-social, elle  travaille en pure autarcie, c’est une science qui ne répond à aucune question, elle n’a de compte à rendre à personne. C’est le monde angélique et dangereux du secret médical !

 Ce sont des fonctionnaires tout-puissants derrière lesquels nous devons attendre une expertise qui ne vient jamais. Des fois, j’ai du mal à comprendre cet obscurantisme venu d’un siècle du nom de la rose d’Humberto Ecco !

Deuxième temps   : un temps pour comprendre,

Le psychotique, voilà une étrange façon pour désigner un sujet !

Cela me fait penser à celui qui est sans emploi et qu’on appelle le chômeur. Quand on commence à désigner un sujet par son symptôme, j’ai toujours tendance à m’inquiéter, cela me rappelle des trucs nauséabonds ou l’on nie l’autre en tant que sujet : le juif, le nègre, l’arabe, le pédé, le rom….

 Il y a du crime au faciès dans cette dénomination et une certaine forme d’intolérance ou d’intégrisme qui semble vouloir s’ignorer par confort. Toutes les sociétés de tout temps ont créé leurs propres fous, il y a la norme et au-delà, il y a les fous, les terroristes et autres appellations stigmatisantes.

 Surtout si c’est un sujet supposé borderline. Pourquoi ajouter à cette étiquette,  psychotique ?

 En posant ce regard sur le sujet qu’on accompagne, on est déjà dans une sorte de prédéterminisme intellectuel qui institue et vient fixer le sujet dans une posture qui n’est pas forcément  la sienne en empêchant ainsi  toute forme de travail qui ne viendrait pas confirmer ce diagnostic. On devient à l’insu de notre plein gré des normopathes aux fronts bornés qui  alourdissent la chape de plomb de celui que l’on est sensé soigner ou au moins accompagner.  Je n’aime pas le déterminisme quel qu’il soit,  j’aime celui qui échappe à la fatalité du milieu où il évolue, celui qui déchire l’étiquette que l’on voudrait lui mettre pour se sortir de lui-même.

C’est pour cela, entre autres que je fais ce métier.

Je ne sais pas que c’est le métier de l’impossible alors je le fais !

J’aime bien me laisser croire que je peux  à mon niveau influer ou opérer certains changements sur la perception  des autres à l’égard de celui avec qui je fais un bout de chemin. J’aime avoir ma propre opinion et ensuite la partager et  la mettre au risque de changer d’avis dans une mise au travail du collectif, vous savez celui qui me plait, à la mode de la clinique de La Borde.

L’étiquette psychotique, héritage de la nosographie psychiatrique vient souvent fixer le sujet dans une représentation que l’on a de lui sans renvoyer l’image réelle de ce qu’il est peut-être, ou de ce qu’il pourrait être dans un accompagnement digne de ce nom. L’étiquette vient fixer nos représentations dans le magma d’un réel rassurant pour celui qui paie et pour celui qui est payé pour s’occuper de ce sujet. C’est une forme d’aliénation qui vient redoubler l’aliénation dite mentale rajoute Rouzel.

 Bien au contraire et dans ma découverte de ce métier, à mes débuts, je ne comprenais pas, ces psys d’institutions que je qualifiais intérieurement de mou du genou parce qu’ils me semblaient incapables de poser un diagnostic précis sur un jeune que l’on devait accompagner. Ils étaient sensés détenir un savoir qu’ils ne partageaient jamais sinon en catimini avec le directeur ou quelques  dévots lèche- bottes d’un système nourricier et parfois pervers.

 J’avais besoin de savoir et le savoir que je présupposais aux psys était suffisant pour entendre de leur part l’ébauche d’une hypothèse. Mais non rien, que du vide, du manque et de la frustration, comme s’ils me prenaient moi-même pour un objet de leurs projections professionnelles ! Je me sentais objectivé dans un mécanisme qui me dépassait et qui venait alors me faire face dans une violence éthique.

Pour moi s’ils m’avaient dit, il est comme si comme ça, psychotique borderline,  je pensais que cela aurait pu éclairer ma pratique et mon intuition auto-supposée comme imaginative et pourquoi pas me donner  un coup d’avance sur le sujet.

Savoir c’est toujours plus rassurant me disais-je, mais ne pas savoir ouvre aussi  à d’autres champs de possibilités.  Je dois le dire maintenant que je les remercie de ne pas m’avoir fixé dans ces options d’apriorismes car grâce à eux j’ai appris à mes dépens et dans le dur de l’autre, ce qui m’était formateur.

 Cet apprentissage,  je l’ai fait dans le réel du terrain en osant me laisser porter par ce qui me dépassait et sans les appuis extérieurs que j’aurais aimé avoir (psys, hiérarchie, collègues, formation).

Je me dis maintenant que c’est en fait en partie grâce à eux, grâce à leur incapacité à partager, grâce à leurs absences conjuguées que je me suis découvert aux confins de ce que j’étais.

 Merci à vous, membres des asiles que vous créez au sein même de nos communautés de soin.

 Votre mutisme et votre manque d’empathie, mesdames et  messieurs m’autorisent à  ce jour à une forme de sublimation hors sujet et à chercher d’autres pistes pour être inventif.  C’est sans doute ce que vous vouliez  à l’époque sans pouvoir me le dire ?

C’est vous qui êtes impossible,  pas le métier n’en déplaise à mon cher Sigmund !

Je me rappelle bien de ce temps lointain où les psys ne m’apportaient  aucune certitude, aucune affirmation même pas une hypothèse et ce qui en fin de compte me donnaient l’impression d’avoir perdu un temps que je trouvais à l’époque précieux, pris dans l’engrenage du quotidien institutionnel…  Etre en réunion pour ne rien dire et ne rien entendre d’éclairant sur les sujets qui me préoccupaient me faisait penser que j’avais perdu un temps bien précieux au service du sujet ! Dans le social, c’est comme cela, il y a beaucoup de temps pour s’écouter parler sans but précis sinon  que celui de s’écouter et d’avoir fait une réunion. Je trouve cela très malpoli mais après tout si cela existe, c’est que cela fait partie du système et que c’est à ceux qui y sont, de donner le tempo de l’ordre du jour. A cette époque, je ne l’ouvrais pas, j’écoutais, j’apprenais des autres. J’étais sous le charme de tant d’éloquence au service du vide, je découvrais le travail social et les associations humaines, je faisais mon coming-out inversé, je me découvrais dans un discours des autres sur les autres. En fait je découvrais l’autre et moi-même en même temps.  J’hallucinais !

 Merci à eux, merci pour tous ces temps de jachères où vous aviez la bonne distance avec moi et à mon insu, vous m’avez laissé maturer dans ma merde clinique pour accoucher de moi-même dans la couche de l’autre avec son sang et son urine !

   Flash-back, rien à voir : une réunion à l’hôpital de jour, c’est en général avec une foule de gens en blouse blanche qui ne se sont pas présentés et qui n’ont rien le droit de dire sur le sujet qui nous amène à se rencontrer.

Cette petite troupe, presque militaire, vous écoute dans le silence religieux et inquisiteur de celui qui sait et ne partage pas.

 Il ne leur manque que des perruques pour filer à l’anglaise !

 Je connais un hôpital de jour qui pue le rance et l’abjection thérapeutique et à qui je ne confierais plus jamais d’enfants. Ils ne sont toutefois pas tous de cet acabit, il faut le souligner, cela dépend du pédo-psy et de l’infirmière qui fait office de cadre de santé. Si elle ne ressemble pas à celle de vol au-dessus d’un nid de coucou, c’est mieux et si le psychiatre connait les enfants dont il parle si peu, c’est encore mieux.

Maintenant en faisant un retour sur expérience, je trouve qu’ils ont raison, certains de ces psys qui ne viennent pas mettre un diagnostic couperet, qui viendrait fixer à jamais la représentation que l’on a de l’autre. Il y a danger dans cette façon à tout vouloir classifier, codifier, mettre dans des cases. J’ai horreur de cela car la rationalisation, c’est un bras d’honneur de l’infini à l’intime et c’est l’ennemi  le plus insidieux de la clinique. C’est l’ennemi de l’intérieur, celui qui nie toute singularité dans son œuf. Joseph Rouzel l’a bien compris quand il dit que la première tâche du travailleur social ou du thérapeute  pour rencontrer l’autre tel qu’il est et non tel qu’on le voit ou voudrait qu’il soit, consiste à se désintoxiquer de ce vocabulaire de classification qui réduit un sujet à des signes.

La rationalisation, les classements typologiques, nosographiques sont la négation de l’imprévu, de l’irrationnel, de la singularité, de l’innommable, de l’indicible, du possible et du changement. C’est l’impossibilité d’une île pourrait rajouter Houellebecq entre une phase de mélancolie et d’excitation et un verre de bourbon au café de Flores !

 C’est en fait à bien y regarder tout le contraire d’une possibilité de soin !  

 Comment sembler crédible en soignant l’improbable avec d’improbables moyens venant de soignants aux improbables méthodes ?

 Comment répondre quand tu n’as pas de réponses à proposer ? Dans notre société, tout doit avoir une réponse ou une solution, on n’admet pas l’imprévu et c’est exactement là où le psychotique vient nous convoquer. C’est  à dire dans cette espace d’improbabilité ou il nous faut lâcher-prise pour pouvoir naviguer entre deux eaux à la frontière de la folie de l’autre, de la nôtre et de celle de la société du risque zéro. Encore une triangulation !

Il n’y a pas de rencontre possible sans lâcher-prise, sans laisser une part de soi au placard, à côté de ses propres cadavres, faire dans l’économie de ces paramètres est sans doute faire fausse route pour devenir le cadavre clinique de l’autre me disait Thanatos en avalant sa dernière mixture bio au gout amer.

Rien n’est plus rassurant qu’une énigme : c’est un problème en attente provisoire de sa solution et même si l’on travaille dans le paradoxe tel que le décrit Winnicott cela devient un axiome que l’on n’est pas obligé de résoudre mais juste de contenir.  Rien n’est plus angoissant qu’un mystère car c’est un problème définitivement sans solution, écrit Eric-Emanuel Schmitt dans l’évangile selon Pilate et il en est sans doute de même du concept de paradoxe du mystérieux Winnicott.

Dans cet exercice de soin du psychotique, au-delà du symptôme qui vient nous percuter de plein fouet, il faut encore affronter les symptômes collatéraux.

 C’est-à-dire le regard des autres, celui de vos paires, de ceux qui croient savoir et qui critiquent avec un œil d’expert ! On est au siècle des experts, allumés donc votre téléviseur si vous ne me croyez pas, les experts de tout sont partout !

 Rien à voir avec la psychiatrie hospitalière qui ne rend comme on l’a vu de comptes à personne, ici  dans le médico-social, c’est tout autre. 

 Il y a tout un monde qui vous observe, vous demande des comptes sur l’autel de la rentabilité et du savoir-faire.  L’intersubjectivité se mesure à la capacité qu’on a, à s’en expliquer !

Dans ce métier, il faut apprendre à parler, et vite savoir le faire, utiliser les bons mots, ceux du langage de la tribu ! Et dans ces cas-là,  le sophisme ou la rhétorique valent parfois mieux que les compétences réelles et c’est souvent le dernier qui parle qui a raison ou celui qui parle le plus longtemps en faisant de l’acrobatie verbale ! C’est triste comme constat mais c’est assez proche de la réalité, c’est à dire au moins de celle que j’ai pu si souvent entrevoir.

Le troisième temps : un temps pour faire et sûrement pour  défaire,

Meursault à 13 ans, le verdict a été posé par un psychiatre un jour de synthèse : trouble de la personnalité, psychotique à tendance schizophrénique.

 En moins de deux minutes, il est habillé pour l’hiver ! Manteau en cachemire clinique, col en vison  et en supervision ! Le diagnostic est cinglant et sonne comme une sentence.

 Tel  le personnage de l’étranger de Camus, il n’a plus qu’à  faire l’expérience de l’absurde, de la révolte, et de l’amour impossible.  D’un coup le voilà achevé au contraire de nous qui sommes inachevés  et presque aussitôt, il devient  étranger à lui-même ! Il entre en errance dans son propre corps, il devient un boat people de son moi, un naufragé de son propre corps… Une bouée trouée…

Sa nouvelle  adresse sociale c’est la folie et pour s’inscrire dans le réel, il ne lui reste plus qu’à faire le fou car c’est ce que tout le monde  attend de lui pour confirmer le diagnostic de l’expert.

 Du statut de pervers polymorphe que l’on prête depuis Freud à tous les enfants en construction, il passe maintenant pour un malade qui a trouvé sa voie, une sorte de visionnaire en avance sur son temps clinique.

 Son symptôme lui sert maintenant de carte d’identité et lui donne un statut particulier, un titre de noblesse car on sait pour lui !  Quelle classe au foyer !  Le voilà titulaire d’un laisser passer en bonne et due forme, et à partir de maintenant il pourra transgresser tous les interdits sans que cela prête à confusion ou sanctions puisqu’il est fou ! On ne sanctionne pas le symptôme, on l’accompagne dans ce qu’il cherche à nous dire me disait samedi oncle Donald.

En vérité,  Meursault  accepte ce statut sans le comprendre, il  doit le faire pour trouver sa place dans le groupe, il le sait. Il  sait comment  on le parle, même si  parfois il ne voudrait pas entendre, il ne peut pas s’empêcher d’écouter aux portes !

  Il voit et ressent la différence des regards qui se posent sur lui et sur les autres. Pour être accepter, il doit maintenant surjouer le fou mais il n’aime pas jouer à l’instar de l’étranger de Camus, il pense que jouer c’est mentir. Il fait l’expérience de l’absurde et ne sait pas comment se sortir de cette machine à broyer sa singularité. Culpabilité, jouissance, tyrannie des pulsions qui doivent être satisfaites, sadisme, masochisme, son chemin est maintenant borné et il ne sait pas comment se sortir de ce trop-plein qui le guette !

Un jour de juillet, il débarque chez nous au lieu de vie avec une étiquette aussi  lourde qu’une croix de Lorraine capable de faire plier le vieux Charles vers un référendum suicidaire.

    Il a deux plaintes au pénal pour agressions physiques sur des éducatrices de son ancien foyer et pour destruction de matériel (murs, fenêtres, portes…).  Dans son ancien foyer, chaque semaine, il partait suite à une crise à l’hôpital de jour de secteur,  en observations pour quelques jours. Il y fera  par la suite quelques séjours prolongés de plusieurs semaines.

 Plus tard, Meursault dira qu’il y a fait de bons séjours, où il se sentait bien !  Une ordonnance du juge des enfants est actée pour faire une expertise psychiatrique  et évaluer sérieusement sa potentielle folie et au cas où demander son internat dans un hôpital spécialisé. Il a un traitement médicamenteux lourd mais classique qui provient de la pharmacopée américaine, là où l’on invente le traitement avant d’inventer la maladie qui va avec (antipsychotique et anti- dépresseur) !  A cette époque, il ne voit sa mère qu’à raison de deux demi-journées par semaine et ne voit plus son père qui a déménagé à l’autre bout de la France depuis déjà quelques années.

 Pour arriver chez nous qui avions une place de disponible, deux responsables de l’aide sociale à l’enfance du même département,  se sont déchirés de façon fratricide pour obtenir gain de cause pour leur poulain. Cela me donnait un peu, au fil de la négociation,  l’impression d’une surenchère, du genre c’était  à celui qui avait le plus fou et le plus à même de prendre cette place vacante, comme si tout d’un coup nous étions devenus les spécialistes de ce genre d’accueil.

 A cette occasion la direction enfance et familles du département  m’a appelé par téléphone à plusieurs reprises pour que je vienne à prendre en « presque »  libre conscience, la bonne décision, de mon (leur) choix…. Et même qu’elle disait qu’elle ne prenait pas parti car ce n’était pas son rôle !

 A cette période, je prêtais même le don, ironiquement,  à Meursault de rendre les autres fous et d’avoir une influence sur le système tout entier (ASE, foyer de l’enfance, justice et nous…), des fois on s’imagine des trucs de ouf pour faire dans un verlan moins inscrit dans le réel que le langage commun, c’est-à-dire,  celui de la tribu des normopathes…

 Ah si Joseph Rouzel me lisait, je n’aimerais pas être à ma place, il me parlerait de psychothérapie institutionnelle, de son pote Joseph Mornet,  il me dirait qu’il faut soigner l’institution, la société toute entière, qu’on est tous des grands malades et qu’on est malade de nos règles, de nos tabous, de nos totems,  de notre paperasserie, et de nos fous ! Et qu’il faut qu’on soit des résistants, résistant à la brisure du collectif !

Meursault 13 ans était déscolarisé depuis un sacré moment avec un niveau scolaire équivalent à celui du CP. La maison départementale pour le handicap avait décidé d’une orientation en ITEP (institut thérapeutique, éducatif et pédagogique), institution qui a priori rassemble tous les éléments dont auraient pu avoir besoin Meursault. L’aide sociale à l’enfance par manque de place en a décidé autrement, il sera dans notre lieu de vie et on verra bien !

Dès son arrivée nous avons décidé en équipe, d’une période d’observation et de jachère si chère à Jean Oury, sans projet particulier, sans but à atteindre  sinon  que celui de partager du temps ensemble pour apprendre à se connaitre. Etant déscolarisé Meursault passait du H24 avec nous, son omniprésence Sarkosienne était parfois lourde pour nous mais semblait au contraire lui apporter une certaine satisfaction et un certain apaisement, il ne hochait plus de l’épaule et marchait dès à présent sans ses talonnette !

En journée on était tout à lui et on ne lui imposait pas forcément  de contraintes particulières sinon une pacifique cohabitation ! Meursault avait besoin de temps pour pouvoir se poser dans son nouveau monde et dans ce nouvel arrachement et c’est ce que nous lui donnions sans condition. Entre parenthèse, ce n’est pas si facile que cela à faire accepter aux services placeurs qui pensent souvent par facilité qu’activisme veut dire efficacité.

Dans cette période, nous n’avons pas cherché à en savoir plus que ce qu’il voulait bien nous dire, on l’a laissé dans un répit tranquille et reposant qu’il ne demandait pas mais dont il semblait avoir besoin. Son étonnement à se trouver dans une telle situation déclenchait chez lui, une multitude d’occasions de nous rendre service, c’était sa façon à lui de nous dire merci. Il nous regardait parfois comme des martiens, il ne comprenait pas qui nous étions. On lui avait dit qu’on était des zéducs et l’on ne ressemblait pas à ceux qu’il connaissait.  Pour lui c’était le début d’une énigme qu’il n’a toujours pas résolu à ce jour et c’est tant mieux !

 Une période que l’on appelle habituellement dans le jargon éducatif « la lune de miel » se mit en place. Meursault était dans la séduction, prêt à plaire pour être reconnu, prêt à tous les efforts pour oublier le chemin borné d’embûches qui lui collait à la peau.

Nous, on l’a pris comme il était en essayant de le restaurer narcissiquement. D’abord dans un premier temps en s’occupant de lui en tant qu’enfant, en prenant soin par exemple de son corps.

 Dans son dernier établissement ses crises à répétitions ne leur donnaient sans doute pas le temps de s’occuper de ce qui peut passer facilement pour des détails, un petit bobo par ici, un autre par-là, une opération chirurgicale bénigne en attente depuis des lustres, besoin de lunettes , une entorse qui date, une coupe de cheveux frôlant le n’importe quoi…

En fait Meursault avait une image de lui, complètement dévaluée, dévalorisée, il ne s’aimait pas et se vivait en mauvais objet et l’état de son corps en souffrance venait confirmer son diagnostic personnel. D’autant que le monde des adultes à commencer par son père, sujet barré je ne sais où et sa mère aimante, rejetante et cassante comme du cristal de Baccara, Baccara, c’est juste pour faire un clin d’œil à Roro, un de mes anciens devenu le roi de la tronçonneuse dentaire, ne lui apportait pas les fondations suffisantes sur lesquelles s’appuyer. Son déficit narcissique ressemblait au gouffre de Padirac et ses peintures rupestres à de funestes représentations archaïques d’un monde insécurisant.

Rapidement une visite au domicile de la mère fut mise en place. D’abord parce que c’est la moindre des choses de faire connaissance et puis parce qu’il nous fallait savoir en dehors des comptes rendus de synthèses et de la présentation anamnesique  qui nous avait été faite… Se rendre au domicile des parents permet souvent de pouvoir mettre des mots sur l’environnement proche de l’enfant et de sortir de la représentation qu’en font les uns ou les autres (parents-enfants).

 Notre premier travail a été de tenter de restaurer l’image de son fils en s’appuyant sur son comportement actuel afin qu’elle puisse de sa place de mère poser un autre regard sur Meursault sans lui savonner la planche et en lui donnant la possibilité d’un changement possible.

 Les représentations de la mère au sujet de son fils était elles aussi fixées dans la folie irrémédiable, il était fou comme lui disait son ancien foyer de l’enfance. Il ressemblait à son père par-dessus tout mais ça personne ne le voyait et il ne s’en sortira jamais !

 De notre point de vue et avec le peu de recul sur la situation réelle, cette mère elle avait l’air un brin psychorigide avec des idées bien arrêtées et en sortant avec ma collègue du premier entretien nous nous disions qu’il y avait du pain sur la planche mais que la mission n’était pas impossible !

 J’avais bien aimé la tournure de cet entretien même si cela confirmait ce que j’avais lu dans un rapport sur la relation mère-enfant.  Pour rappel cette rencontre se passait au domicile familial autour d’une tasse de café, en présence de son concubin et du petit dernier de 14 mois. On a discuté de tout… Tout est sujet de discussions, l’actualité, la politique  et c’est de cette façon que je comprends le plus. A chacun son truc, moi j’ai décidé de travailler avec les parents et il n’y a rien de mieux que d’échanger avec eux sur les rapports humains et sur leur façon de voir le monde.

 Elle avait contredit tous les arguments qu’on avait pu apporter pour positiver son fils. Elle le dénigrait à plein pot, c’était un bon à rien, le fils à son père et en plus complètement border d’elle et donc dans un bordel  fou. A un moment je me disais en pensant à Maurice Berger,  heureusement que Meursault n’était pas là pour ce premier entretien car cela aurait pu d’un coup détruire tout le travail non travail fait avec lui.

Très rapidement, on s’apercevra avec surprise que même si elle n’avait pas semblé adhérer  d’emblée à notre discours que par la suite, elle avait démontré qu’elle était capable de changement en mettant en place des stratégies loin de lui ressembler et très proches de ce qu’on lui demandait !

Et puis il y a eu quelques mois plus tard, cette demande incongrue, improbable de le recevoir tous les week-ends  à son domicile et la moitié des vacances scolaires ! Ne pas sauter sur cette occasion me semblait d’une frilosité inconcevable même s’il faut savoir mesurer la situation et ne pas se précipiter dans les demandes pulsionnelles et irréfléchies d’une famille. Passer de deux demi-journées à tous les week-ends et la moitié des vacances pouvait sembler impossible, irresponsable et voué à l’échec mais j’avais envie d’y croire. Je les sentais bien tous les deux dans cette demande ! Il y a parfois des trucs qui se passent et où l’on pourrait éviter de disserter dans tous les sens pour enfin laisser une chance au changement. Ce n’est pas facile de prendre ce genre de risque à l’aune du risque zéro et du référent ASE prêt à nous faire confiance mais qui doit en référer à toutes la pesanteur hiérarchique!

  Il faut savoir prendre des risques, même si l’on a que son pifomètre comme étalon mais d’après Lemay le pifomètre à parfois ses raisons que la raison dépasse et puis le risque était étalonné, si elle pensait pendant le W-E qu’il était vraiment fou, elle nous le renverrait sur le champ et on était en capacité de le recevoir.

On a essayé et cela marche depuis deux ans et demi et cette mère arrive même de nous demander pourquoi nous n’avons pas prévu dans les calendriers des retours de lui laisser son fils plus longtemps !

 En général quand elle le fait et c’est de plus en plus souvent, je ne manque jamais de la titiller et de lui rappeler les temps pas si lointains où elle ne le recevait que deux demi-journées par semaine. J’adore la remettre dans le réel et au final lui dire que c’est vraiment super ce qui se passe aujourd’hui.

Avec les parents, je suis comme cela, je ne tourne pas autour du pot ! Je viens les chercher là où ils en sont avec leur enfant. Dans une connivence de parent non parent, je touche et je me mets à leur niveau, je raconte mes propres difficultés avec leur fils, mes propres carences, mes échecs et mes questionnements. Quand la confiance s’installe et que l’on ne me trouve pas jugeant, je déroule jusqu’au paroxysme. Je fais alliance avec les parents tout en me situant comme l’avocat de leur fils et il n’y a pas photo, quand il en est ainsi, ils peuvent tout entendre de ce que je sais leur dire sur le moment. J’ai un grand respect pour les parents, même quand ils semblent imparfaits ! Je me rappelle même d’un père incestueux pour qui un jour, j’avais de la peine… Mais ça c’est une autre histoire qui mériterait d’être développée plus amplement !

Avec Meursault, une fois la lune de miel terminée et une demande de notre part plus pressante de mise au travail, notamment au niveau scolaire, les choses ont quelque peu évolué.

 Nous avons eu droit à deux crises impressionnantes de violence où par deux fois, Meursault a retourné la violence contre lui-même en se tapant une première fois très violemment sur la tête avec un manche à balai et une seconde fois s’envoyant 4 ou 5 coups de points dans le visage.

Cette dernière fois, j’étais présent et c’est moi qui avais déclenché la crise sans le prévoir. Je venais de lui demander de remonter son pyjama dans sa chambre parce qu’il trainait dans le salon, de plier un drap avec moi et de mettre ses chaussures pour sortir. Je n’avais rien vu là de si mirobolant dans des exigences que je trouvais  là toutes naturelles.

 Arrivé dans la voiture dans laquelle il ne voulait pas monter pour m’accompagner en courses, il s’est mis 4 ou 5 coups de poings dans le visage que j’imaginais si je les avais pris, me mettre  KO sur le coup. J’étais stupéfait, sidéré et le temps que je décroche ma ceinture de sécurité pour l’empêcher de se frapper, il était passé à l’acte contre lui-même.

 Son voisin de transport ironisa d’un ton qui me parut douteux, en lui disant tu ne viendras pas dire que c’est Eric qui te les a mis, mais derrière son ironie, je sentais son étonnement et une certaine angoisse, lui non plus n’avais jamais vu cela ! Il me reparle souvent d’ailleurs de cet épisode mouvementé.

Hormis ces deux spectaculaires crises, Meursault nous a détruit une porte et un lavabo dans des gestes ressemblant plus à des acting-out qu’à de véritables passages à l’acte. Aucune hospitalisation, beaucoup de dialogue, de prises de parole, de mise en sens et de prises de têtes…

 Il est maintenant au collège tous les jours après avoir été rescolarisé à doses homéopathiques à l’école primaire du village dans un premier temps. Il prend le bus scolaire, mange à la cantine, s’est inscrit aux activités sportives en périscolaire et mène un commerce tout à fait adapté avec la vie d’un jeune ado de 13 ans. Je remercie au passage les personnels de l’éducation nationale qui sans plus de moyens fournis par leur administration, ont accepté de jouer le jeu en prenant le risque du pari d’une intégration de Meursault dans leurs classes !

 Il s’épanouit maintenant littéralement dans son métier d’élève de collège et en retire une grande fierté, même si cela n’a pas été simple de lui faire accepter en début d’année, un programme adapté à son retard dans les acquisitions cognitives. Il a maintenant une petite copine et soigne son apparence physique. La principale du collège et la conseillère pour l’éducation ne tarissent pas d’éloges à son égard, elles qui ont été si souvent habituées à nos jeunes du lieu de vie, qui leur en font voir de toutes les couleurs ! Le regard qu’elles portent, elles aussi sur lui, est bénéfique dans le processus de soin. C’est notre boulot que de savoir repérer, identifier et mobiliser les compétences des partenaires pour que le sujet soit pris en compte dans sa globalité vécue et non que sous le seul prisme de son symptôme.

 La grande machine éducation nationale est malade de ses lourdeurs et de ses manques mais il y a dans cette institution et dans son antre, des gens qui méritent qu’on leur reconnaisse des compétences et une abnégation que les médias ignorent ou pastiches dans une démagogie parfois populiste et dangereuse. Ils sont instituteurs, professeurs, psychologues scolaires ou instituteurs référents…

Meursault au lieu de vie, je le trouve de plus en plus formidable, il m’étonne chaque jour de plus en plus. J’adore plaisanter avec lui, il a un humour fait plein de délicatesse et même si quelques-unes de ses blagues sont parfois vaseuses, il me fait rire par son côté candide. Il n’a rien d’un psychotique ou alors j’en suis un moi aussi !

 Des fois dans un sursaut de toute puissance exagérée, j’ai l’impression d’accoucher de lui et je le vois renaitre sous mes yeux. Narcissiquement le spectacle n’est pas pour me déplaire mais je sais que je le dois aussi à mes collègues qui ont été si souvent dans le dur avec lui.

 Il m’arrive fréquemment maintenant de rire avec lui de ses anciens troubles, je lui parle avec humour du petit bonhomme qui lui parlait dans sa tête, de sa crise où il s’est mis des patates digne d’un Tyson. Quand j’aborde ce sujet il est fier de dire que si c’était moi qui les avais prises, j’aurais été KO et à chaque nouveau stagiaire, il raconte l’épisode en me prenant à témoin « tu te rappelles Eric ? » comme si c’était un épisode fondateur dans la construction de notre relation. J’aurais aimé rentrer par une autre porte mais les enfants, ils ne prennent pas ce qu’on leur donne mais ce dont ils ont besoin me disait un jour l’ami Jean Cartry et j’ai déjà pu vérifier à plusieurs reprises qu’il avait raison !

Alors pour conclure, comment a-t-on pu en arriver là ?

Comment passer de cet enfant dit psychotique à cette alternative positive dans son évolution ? Nous ne sommes pas des magiciens, nous ne sommes pas meilleurs que nos collègues des autres institutions qui l’on t’accueilli ? Qu’est-ce qui a bien pu se passer pour procéder à un tel changement ?

En fait, je n’ai pas la réponse et l’histoire est en train de s’écrire, des régressions peuvent encore venir, mais je suis persuadé que les régressions font partie du processus de soin et qu’il faut les accepter en tant que telle.

 Pas facile quand on a un aussi haut degré d’exigences dans notre travail, et qu’on voudrait bien sentir le changement au bout de nos paroles et de nos actes.

 Mais que nenni, rien n’est comme cela, c’est le sujet qui décide et il n’est pas toujours en compétence pour le faire.  Il faut faire le deuil de la toute-puissance à vouloir changer l’autre, c’est encore Cartry qui m’a dit cela, un soir ou j’étais triste d’avoir perdu un être cher qui avait mis fin à ses jours.

Meursault c’est un bon cru, le millésime est acceptable et derrière une acidité factuelle, il a de la rondeur clinique. Meursault c’est un sujet de garde que j’espère ne pas garder trop longtemps en le rendant à sa mère ! «  C’est pas la mer à boire » me disait Joseph en me remettant au boulot et croyant que je puisse jouir un seul instant de cet état de fait !

Je stoppe cet écrit en recevant un coup de téléphone d’une de mes collègues qui me dit, à l’instant où j’écris ces lignes que Meursault vient de piquer une crise en les traitants de merde et  moi aussi  par la même occasion et que mon collègue a dû improviser une danse mimant un affrontement imaginaire pour détourner son attention,  afin qu’il n’y est pas de passage à l’acte…

Je le vois bien Mehdi dans ce truc de fou de danse avec Meursault ne sachant pas si c’est du lard ou du cochon et se laissant transporter dans ce délire bien plus confortable que de la vraie violence et offrant une porte de sortie sans perdre la face. L’humour c’est aussi un outil de travail dans nos métiers du social. Bravo Mehdi pour ton culot, ta spontanéité et ta compréhension imaginative !

Ceci n’est donc ni le début, ni la fin de mon histoire, on verra bien, c’est la valse à mille temps qui s’offre encore le temps d’être l’invitée du bal des psychotiques.

Eric Jacquot

 

 

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